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à accomplir ici une mission d’ordre et de paix. La question agraire pourrait être résolue à peu près comme elle l’a été en Hongrie. On accorderait aux rayas une tenure perpétuelle, moyennant le paiement de la tretina convertie en une redevance fixe en argent, calculée d’après le prix des denrées avant l’occupation et toujours rachetable. Le cultivateur deviendrait ainsi propriétaire, et la hausse inévitable des prix diminuerait sans cesse la charge de la redevance.

Malheureusement les Autrichiens sont, paraît-il, disposés à favoriser en tout les musulmans. Ils semblent considérer l’élément slave comme un ennemi à combattre, et quoique les musulmans soient ici de même race que les autres Bosniaques, qui sont grecs orthodoxes ou catholiques, ils tâchent de se les concilier, parce qu’ils sont la classe dominante d’abord, et en second lieu, parce qu’ainsi l’Autriche sera mieux vue par les Turcs de la Macédoine[1]. On dit aussi que l’administration autrichienne proscrit tant qu’elle le peut l’usage de la langue nationale, de l’écriture cyrillienne et même de la lyre serbe, de la guzla, ce symbole de la nationalité, et qu’elle fait des tentatives de germanisation. Ces pitoyables mesures seraient à la fois vaines et fâcheuses. Elles seraient vaines, car, loin d’étouffer le sentiment national, elles le surexciteraient jusqu’au fanatisme. Des barbares comme les Turcs peuvent étouffer un mouvement national, parce qu’ils égorgent au besoin tous ses partisans et parce qu’en ruinant le pays ils font un désert où ils peuvent maintenir leur domination. Un gouvernement civilisé fait tout le contraire. Il ne peut pas ne pas favoriser le réveil des nationalités. Il fait régner l’ordre et la sécurité, il ouvre des routes et des chemins de fer, il crée des écoles. Ainsi le pays s’enrichit, s’éclaire ; comme l’enfant qui devient homme, il prend conscience de lui-même et ne tarde pas à revendiquer ses droits. Loin donc de pouvoir étouffer le sentiment national en Bosnie, elle le fortifiera, et par de mesquines tracasseries ou même par la persécution administrative, elle ralliera en un même faisceau les catholiques, les grecs et les musulmans, qui oublieront leurs divisions religieuses pour ne se souvenir que de la communauté de leur race et de leur origine. Déjà maintenant les petits états émancipés, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, craignent

  1. Un Anglais qui réside dans la province non loin de Trebinje, M. Arthur Evans, affirme que le commandant du corps autrichien, le prince de Wurtemberg, aurait dit en propres termes : « Les catholiques sont trop peu nombreux pour que nous puissions compter sur eux. La masse du peuple est serbe, mais les Serbes sont nos mortels ennemis. Nous devons nous appuyer sur les Turcs. Wir müssen uns auf den Tûrken stûtzen. L’Autriche a déjà une foule de nationalités. Ce n’est pas un mal d’avoir aussi une nationalité turque.