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inconvéniens et les dangers qui s’y attachent, en est une application toute récente. L’attraction ethnographique agit à la façon des lois naturelles : elle peut se comparer à l’attraction cosmique de la gravité ou aux attractions chimiques. L’homme d’état peut s’en servir, non l’anéantir, il est donc certain que tôt ou tard les nationalités se constitueront, ou au sein de l’Autriche ou sur les ruines de l’Autriche, par son agrandissement ou par son morcellement. Quelle est celle de ces deux éventualités qui est la plus conforme aux intérêts de l’humanité ?

Le grand patriote Kossuth a proposé de former sur le Danube et les Balkans une confédération d’états indépendans. Ce remaniement territorial ne s’accomplirait-il pas plus sûrement dans le moule d’un état déjà constitué ? Le régime dualiste ne peut durer dans l’Autriche-Hongrie. Le fédéralisme donnera satisfaction aux diverses races, et l’empire devra se transformer en une Suisse monarchique. Celle-ci peut alors s’étendre, comme le fait l’Union américaine, sans diminuer l’autonomie des petits états annexés. Elle deviendrait ainsi, sans porter atteinte aux autonomies et aux libertés locales, la matrice des nationalités naissantes de l’Orient. Qu’on ne s’alarme pas des tentatives de germanisation ou de magyarisation. Elles sont ineptes et malfaisantes, mais en même temps impuissantes. Les Allemands. ont tenté de germaniser les Tchèques et les Hongrois. Les nationalités tchèque et hongroise sont plus vivaces que jamais. Les Hongrois à leur tour ont tenté de magyariser les Croates et les Serbes : ils ont dû y renoncer. La liberté n’aurait donc rien à craindre d’un agrandissement de l’Autriche, et chacune de ses extensions rapprocherait le moment où le fédéralisme l’emporterait. N’oublions pas que, si elle ne consent pas ou si elle ne parvient pas à fonder en Orient un second état slave, donnant toute satisfaction aux légitimes aspirations des nationalités, le panslavisme serait là pour apporter au problème une solution plus complète, mais peut-être aussi plus inquiétante. En résumé, c’est une grande garantie de paix que l’accord établi en Orient entre l’Angleterre et la Russie pour adopter en Turquie une politique commune qui a été de tout temps celle de la France, et à laquelle ni l’Allemagne, ni l’Autriche, ni l’Italie n’ont aucun intérêt à s’opposer. Espérons que les puissances parviendront à arrachera la Porte des garanties d’ordre et de sécurité pour les malheureuses provinces qui, comme la Macédoine et l’Arménie, sont ruinées et décimées par tous les fléaux réunis, la famine, le brigandage, le fisc et, ce qui est pis encore, par un système d’extorsion qui aurait fait hésiter Verrès.


EMILE DE LAVELEYE.