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avait-elle établi à chacun un domaine particulier ? On objecte qu’il y a une inégalité naturelle, qui vient de la différence des inclinations, des forces et des talens. C’est là, selon Mably, un cercle vicieux, car toutes ces inégalités viennent elles-mêmes de l’inégalité primitive de fortune, qui amène l’inégalité d’éducation : il est vrai qu’il y a une certaine inégalité dans la distribution des bienfaits de la nature ; mais elle n’est pas en proportion avec cette monstrueuse différence que l’on voit dans la fortune des hommes.

On objecte encore aux adversaires de la propriété que, si l’on faisait un partage égal, ce partage ne durerait pas. Les terres produiraient toujours plus dans certaines mains que dans d’autres ; les héritages finiraient toujours par s’accumuler entre les mains des plus habiles. Refera-t-on le partage tous les cent ans ? Le remède sera pire que le mal. Mably reconnaît la force de cette objection ; mais il répond qu’il ne s’agit pas de partage, mais de communauté : il ne s’agit pas de partager la propriété ; il faut l’abolir. C’est ce qu’on fit à Sparte, selon lui[1]. Lycurgue ne se contenta pas de partager les terres, il ôta aux citoyens la propriété du fonds et ne leur laissa que la qualité d’usufruitiers.

L’égalité et la communauté sont si naturelles selon Mably, que ce qu’il y a de plus difficile à comprendre, c’est précisément l’origine de la propriété. Cette origine, il la voit dans la paresse des uns et dans l’activité des autres, et il a cent fois raison ; mais il ne voit pas que c’est là même la condamnation du système de la communauté. Les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Que l’on adopte le partage ou la communauté, jamais les industrieux ne se laisseront dépouiller par la paresse ; l’inégalité et la propriété particulière reviendront toujours par ce côté. Mably élude cette objection capitale par les raisons les plus superficielles. Il ne s’agit suivant lui que d’encourager au travail : aux hommes laborieux il suffira d’accorder des récompenses et des distinctions. Quoi de plus frivole ! Comment des distinctions honorifiques pourraient-elles suffire là où le stimulant même de la propriété est insuffisant ? Se borner d’ailleurs à récompenser le travail par des distinctions, n’est-ce pas dire que l’on pourrait vivre sans rien faire, pourvu qu’on se privât de distinctions ? Il faudrait donc arriver à obliger au travail par la loi et la contrainte, et l’on reviendrait par là à l’esclavage et au servage. La propriété est l’excitant le plus naturel ; elle rend inutile le travail forcé : elle est donc une garantie de la liberté.

Mably reconnaît cependant que la propriété a jeté de profondes racines., et que dans nos mœurs actuelles, la communauté est

  1. Nous avons déjà cité dans notre précédente étude la réfutation de cette opinion dans le mémoire de M. Fustel de Conlanges (Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques.)