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II

M. Edouard Fleury, dans son intéressante Vie de Babeuf, paraît croire que celui-ci a traversé deux phases, l’une dans laquelle il aurait appartenu au parti modéré et presque réactionnaire, et l’autre où il serait devenu révolutionnaire et anarchiste. Il est vrai que quelques apparences pourraient autoriser ce système ; mais nous croyons qu’à bien examiner les faits, on trouve qu’il n’y a eu qu’un seul Babeuf qui se modifia suivant les circonstances : pour nous en assurer, résumons les principaux traits de son histoire.

La première fois que le nom de Babeuf a été prononcé et livré à la publicité, c’est dans le journal de Marat, l’Ami du peuple (4 juillet 1790), douteuse recommandation en faveur d’un modéré : « Je dénonce, disait Marat, un nouvel attentat… Un homme estimable, le sieur Babeuf, enlevé de sa couche au milieu de la nuit, est incarcéré depuis cinq semaines. » Qu’avait fait Babeuf pour motiver cette incarcération, et qu’avait-il été jusque-là ? Il était né à Saint-Quentin, en 1762 ou 1764 ; son père était un ancien militaire au service de l’Autriche. Il était arpenteur à Roye en Picardie et collaborait au Correspondant picard. Il y avait publié un travail devenu brochure, sous ce titre : Pétition sur les impôts. Il y prétendait, se fondant sur la déclaration des droits, que les aides, les gabelles, les droits d’entrée ne pouvaient plus subsister depuis que les Français étaient devenus libres ; bref, il demandait la suppression de tous les impôts ; c’était cette brochure qui l’avait fait arrêter. Marat terminait l’article qu’il lui consacrait en invitant les citoyens « à visiter patriotiquement notre frère Babeuf. » A la même époque, et dans le même journal, il proposait un partage des biens communaux, mesure qui allait en sens inverse de ses doctrines futures, car c’était la destruction des derniers vestiges du communisme primitif. Babeuf fut acquitté ou du moins délivré à la suite du 14 juillet 1789, c’est-à-dire après la prise de la Bastille. Ce ne fut pas la seule fois qu’on le verra en prison : il passera désormais une partie de sa vie à y entrer et à en sortir. Toujours est-il que cette première épreuve n’a rien qui le rende particulièrement recommandable. Nous le perdons de vue pendant quelque temps ; mais au mois d’août 1793, on le voit de nouveau accusé, cette fois beaucoup plus gravement, car il s’agissait d’un faux[1] : il sut se dérober à la poursuite et fut condamné par contumace. Cette

  1. Il avait substitué un nom à un autre dans un acte qui relevait de ses fonctions. (Ed. Fleury, p. 17. ) Était-ce légèreté ou improbité ? On ne peut le savoir.