Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Ce samedi soir.
Ma chère maman,

J’ai besoin de vous écrire ; mon cœur est resserré ; je suis triste, et dans cette vaste maison qui renfermoit il y a si peu de tems tout ce qui m’étoit cher, où se bornoit mon univers et mon avenir, je ne vois plus qu’un désert. Je me suis aperçue pour la première fois que cet espace étoit trop grand pour moi, et j’ai couru dans ma petite chambre pour que ma vue put contenir au moins le vuide qui m’environnoit. Cette absence momentanée m’a fait trembler sur ma destinée. Vous trouvez en vous même, ma chère maman, des consolations sans nombre, mais je ne trouve en moi que vous ; voilà ma raison, mon courage et je sens que vos leçons m’ont apprises à vous regarder comme la vertu même que vous m’enseigniez. Heureux cent fois si l’on ne devoit suivre que les exemples de ceux qu’on aime, mais aurait-on chéri la vertu si vous aviez été vicieuse. Je maudis ce bal et tous mes goûts frivoles, je me suis bien trompé lorsque j’ai cru que je m’y amuserois ; avois-je donc pensé que loin de vous j’aurois les mêmes yeux.

Je suis avec respect, ma chère maman,
la plus tendre des filles,
Necker.


Ma chère maman,

Depuis que nous vous avons quittés j’ai été aussi heureuse qu’il est possible de l’être loin de vous. C’est un bonheur bien restraint cependant. Si quelque chose peut remplir un peu ce grand vuide dans mon cœur, c’est lorsque un autre sentiment bien moins fort (la comparaison seroit déraisonnable), vient me rappeler avec douceur combien je vous aime. C’est l’effet que produit sur moi toute la tendresse dont je suis susceptible pour les autres ; je la rapporte à vous comme un larcin que je vous fais, n’ayant pas assez de tout moi même pour vous adorer ainsi que papa.

Mlle Huber[1] est arrivée hier au soir, comme vous voyez, ma chère maman, et restera avec moi jusqu’à demain. Samedi est encore bien loin pour ne pas vous voir jusqu’à ce terme. Je ne vous parle sans cesse que de votre absence ; pardonnez ; vous voulez que je vous dise tout ce que je pense. Loin de vous le chagrin de ne pas vous voir m’occupe

  1. Mlle Huber, depuis Mme Rilliet, cousine et amie d’enfance de Mme de Staël, a laissé de ses relations d’enfance avec elle un intéressant journal auquel Mme Necker de Saussure a fait quelques emprunts.