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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/225

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une sorte d’indemnité à tous ceux de ses voisins qui, le voyant aux prises avec l’ennemi, ont eu la générosité de ne pas profiter de ses embarras et de ses détresses pour envahir son territoire à main armée. — « La Grèce, ont dit les diplomates à la Turquie, vous a rendu le service essentiel de ne pas faire la conquête de la Thessalie et de l’Épire pendant que vous vous battiez avec les Russes et que vous arrosiez Plevna de votre sang. Un bienfait ne doit jamais être perdu, la reconnaissance est le plus sacré des devoirs. Hâtez-vous donc de récompenser les Grecs de leur bon procédé en leur cédant et l’Épire et la Thessalie, qu’ils seraient incapables de vous prendre. » — Les Turcs ont peu goûté ce raisonnement, et cette demande leur a paru exorbitante ; ils ont chicané, chipoté, marchandé. Impatientée de leurs délais, la conférence de Berlin leur a dit : « On n’accorde pas de délais aux mauvais payeurs ; donnez sur-le-champ tout ce qu’on vous demande et même Janina qu’on ne vous demandait pas. » Si cette nouvelle théorie s’introduisait à jamais dans le droit international, on pourrait écrire un beau livre intitulé : « Ce qu’on doit à ses bons voisins, ou de l’art de conquérir des provinces sans brûler une cartouche. » Donner sa bourse au voleur qui vous met le pistolet sur la gorge est une extrémité à laquelle on se résigne, tout en se promettant de trouver quelque occasion de la reprendre ; mais consentir par déférence pour un arbitre à donner sa montre au passant qui a eu l’obligeance de ne pas vous achever pendant que vous étiez à terre, voilà un effort dont bien peu d’hommes sont capables. Peut-être, en dépit des honorables conseillers-généraux de Saône-et-Loire et des Bouches-du-Rhône, le vaincu jugera-t-il qu’un ennemi vaut mieux qu’un pacificateur, que les droits de la guerre sont moins durs que la sentence d’un tribunal et que les événemens sont des maîtres moins insolens que des arbitres.

Les honorables conseillers-généraux qui croient encore à la souveraine vertu des aréopages auraient bien dû nous dire comment, juste ou injuste, ils doivent s’y prendre pour faire exécuter leur sentence. Sans doute à Marseille comme à Mâcon, à Mâcon comme à Marseille, on estime que la persuasion est toute-puissante. On s’est fait à Berlin la même illusion, mais le résultat a trompé l’attente générale. En vain les six grandes puissances signataires, appuyant la conclusion de la conférence, ont-elles dit d’une commune voix au sultan : « Encore un coup, accédez à notre désir. Vous nous rendrez service, vous nous tirerez une épine du pied. Si vous résistiez, nous serions dans un cruel embarras ; songez au contraire à la réputation d’habileté que nous ne manquerions pas d’acquérir si ceux d’entre nous qui ont à rendre compte de leurs actions à un parlement pouvaient lui annoncer dès demain qu’il nous suffit de parler pour être obéis. On en conclurait que notre éloquence produit des miracles, et vous pourriez compter sur notre éternelle gratitude. Pour vous en donner un gage éclatant, nous