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population, il manifesta l’intention d’embrasser la religion de ce Christ dont on célébrait alors la fête. L’évêque et le comte furent dupes de la ruse et s’empressèrent de fournir aux Normands les vivres et les objets dont ils avaient besoin. Hasting se fit baptiser, puis il feignit une maladie grave. Le camp que les Normands débarqués avaient établi près de Luna ne tarda pas à retentir des cris de désespoir que leur arrachait la mort imminente de leur chef, et Hasting, qui semblait au moment d’expirer, témoigna l’intention de léguer à l’église du lieu le riche butin qu’il traînait avec lui, à condition de recevoir la sépulture dans un cloître de Luna. Enfin les lamentations et les hurlemens des Normands annoncèrent l’événement prévu, et la troupe des aventuriers suivit les prétendus restes de son chef quand on les transporta à l’église de la ville où devaient avoir lieu les funérailles ; mais au moment où Hasting allait être déposé dans la tombe, voilà qu’il se ranime et se dresse dans son cercueil ; il saisit une épée placée dans le cercueil et s’élance sur l’évêque qui officiait. C’était un signal convenu parmi les Normands, et, tirant de dessous leurs vêtemens les armes qu’ils tenaient cachées, ils massacrèrent tout ce qui était dans l’église et firent irruption dans la ville, qu’ils pillèrent, puis coururent à leurs embarcations chargés de leur butin et emmenant les plus belles femmes et les jeunes hommes capables de combattre ou de ramer. Ce beau coup fait, la flottille appareilla et reprit la route du nord.

Si le récit n’est qu’un pur roman, il nous a du moins gardé le souvenir des premières expéditions que les Normands tentèrent dans la Méditerranée, et la perfidie ici prêtée à Hasting et à ses gens est la preuve de l’impression que produisaient sur les populations les stratagèmes auxquels recouraient les hardis aventuriers.

Bien des faits authentiques prouvent que la ruse rapportée dans ce récit n’avait rien que de conforme à l’esprit des Normands. Guillaume le Conquérant ne se montra pas plus loyal que Hasting, et les premiers colons anglais, en certaines contrées lointaines, ont usé à l’égard des indigènes d’une pareille mauvaise foi. Si l’épisode de Luna est controuvé, on sait au moins par les annales de Saint-Berlin, que confirment d’autres témoignages quasi contemporains, qu’en 859 une troupe de Normands eut la hardiesse de passer le détroit de Cadix et de s’avancer dans la Méditerranée jusqu’aux bouches du Rhône. Ils ravagèrent là quelques villes et quelques monastères et occupèrent la Camargue, île fort appropriée à l’établissement de ces refuges dont j’ai parlé plus haut. L’année suivante, les Normands remontèrent le fleuve jusqu’à Valence ; ils dévastèrent Nîmes et Arles, puis revinrent chargés de butin à leur