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existence supérieure et vraiment humaine ne parait pas possible sans l’action originale de l’élément intellectuel. De là la théorie curieuse par laquelle M. Littré couronne sa morale et où il s’oppose à l’utilitarisme anglais : « Il y a, objecte-t-il à l’école anglaise, des utilités de bien public qui ne sont ni justes ni injustes ; comment alors distinguera-t-on celles qui ont le caractère de la justice, puisque être utile au bien public appartient à d’autres choses qu’aux choses justes[1] ? Le juste est de l’ordre intellectuel, de la nature du vrai, et il est aussi distinct de l’utile que le vrai l’est lui-même. » On sait quel est, selon le savant philosophe, le fondement dernier de la justice. D’après l’histoire, l’idée primordiale du juste n’est autre que celle de compensation, de dédommagement, d’indemnité, conséquemment d’égalité à établir ou à rétablir entre les personnes. D’après l’analyse psychologique, cette idée elle-même se ramène à la notion d’identité ; ce qui a donné naissance à la justice, c’est ce fait « que nous reconnaissons instinctivement la ressemblance ou la différence de deux objets. A égale A ou A diffère de B, tel est le dernier terme auquel tous nos raisonnemens aboutissent comme futur point de départ. Cette intuition est irréductible ; on ne peut pas la dissoudre, l’analyser en d’autres élémens ; c’est une des bases de notre système psychique ou logique. » On pourrait traduire l’idée de M. Littré en disant que l’identité, l’égalité est une sorte de catégorie de la pensée qui, devenant une catégorie de l’action, prend le nom de juste. Ce n’est pas sans raison qu’on a toujours représenté la justice avec une balance à la main. « Au fond, la justice a le même principe que la science ; seulement celle-ci est restée dans le domaine objectif, tandis que l’autre est entrée dans le domaine des actes moraux. Quand nous obéissons à la justice, nous obéissons à des convictions très semblables à celles que nous impose la vue d’une vérité. Des deux côtés, l’assentiment est commandé : ici il s’appelle démonstration, là il s’appelle devoir. » Le devoir est donc, pour M. Littré, une inclination intellectuelle ; par elle, aux inclinations sensibles de l’égoïsme ou de l’altruisme s’ajoute ce caractère impératif qui est le propre de la vérité logique. Ainsi s’achève la morale positiviste : partie de la physiologie, elle aboutit à la logique ; la nécessité physique de la nutrition et de la génération est au commencement, la nécessité rationnelle de la démonstration est à la fin. L’histoire confirme ces

  1. Un utilitaire pourrait répondre et avec raison, qu’il y a deux sortes d’utilités sociales : 1° les conditions générales sans lesquelles la société ne peut pas subsister et qu’on ne peut enfreindre sans la mettre en péril ; leur ensemble répond à la justice proprement dite ; 2° certaines conditions particulières sans lesquelles la société pourrait subsister, mais dont la réalisation est un surplus de bien-être physique ou moral ; c’est l’utilité proprement dite.