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de faits principaux qui constitue un être est le bien de cet être. Voilà la définition du bien[1]. » Maintenant considérons l’homme. Être intelligent et, pourrait-on dire, animal logicien, l’homme est capable de concevoir le bien en général, de juger ce qui est bon pour tous, non pas seulement pour lui. Or les jugemens engendrent des sentimens qui leur répondent, et les sentimens engendrent des actions. Les sentimens moraux ont donc leur cause dans certaines manières de juger, dans un « point de vue » de l’esprit : « la conscience n’est qu’une manière de regarder. » Ce qui la caractérise, c’est la généralité de son point de vue, c’est, pour ainsi dire, l’étendue de son horizon. « Regardez un bien en général et, par exemple, prononcez ce jugement universel que la mort est un mal : » voilà le point de vue de la conscience. — M. Littré ajouterait que, pour prononcer ce jugement, il faut reconnaître l’identité d’un homme avec un autre, du mal de la mort chez l’un avec le mal de la mort chez l’autre. C’est ainsi qu’on arrive à formuler la maxime générale. Qu’un homme agisse sous la domination de cette formule, il agira selon la conscience ou, si vous aimez mieux, selon la raison. « Si cette maxime, dit M. Taine, vous jette à l’eau pour sauver un homme, vous êtes vertueux. »

Maintenant, comment classons-nous les biens à différens degrés, de manière à en former une échelle ? En considérant leur généralité. Par la même raison et de la même manière, nous classons les jugemens des hommes sur le bien et les sentimens qui y correspondent. « Ces sentimens, étant produits par les jugemens, ont les propriétés des jugemens producteurs. Or le jugement universel surpasse en grandeur le jugement particulier ; donc le sentiment et le motif produits par le jugement universel surpasseront en grandeur le sentiment et le motif produits par le jugement particulière Donc le sentiment et le motif vertueux surpasseront en grandeur le sentiment et le motif intéressés ou affectueux. C’est ce que l’expérience confirme, puisque nous jugeons le motif vertueux supérieur en dignité et en beauté, impératif, sacré. À ce titre, nous appelons ses impulsions des prescriptions ou devoirs. » L’évolution morale dans l’individu et la société consiste, probablement, pour M. Taine comme pour M. Littré, dans la prédominance croissante des sentimens altruistes sur les sentimens égoïstes et des jugemens généraux, universels, désintéressés, sur les jugemens particuliers, individuels, intéressés.


C’est du positivisme que procède en partie l’école de la « morale indépendante, » qui, quoique formée de philosophes d’ordre

  1. Les Philosophes français au XIXe siècle, p. 277.