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n’objecterons pas à cette théorie ce que Jouffroy objectait à Wollaston : « Si je donne de l’arsenic à quelqu’un pour l’empoisonner, je respecte les lois qui président aux propriétés de l’arsenic, je respecte les vérités chimiques ; mon action est logique, pourquoi donc serait-elle mauvaise ? » Car M. Littré pourrait répondre à cette naïve objection de Jouffroy : — Le bien ne consiste pas à respecter les vérités chimiques qui régissent les propriétés des poisons, mais Les vérités morales ou sociologiques qui régissent les relations des hommes entre eux et rendent l’empoisonnement incompatible avec la vie en société ; aucun fait réel n’est absurde au point de vue de la logique en général, ni des mathématiques, ni de la mécanique, ni de la physique, car alors il ne saurait exister ; mais une action peut être contraire à la logique des relations humaines, et c’est à ce point de vue qu’elle est tout ensemble absurde et injuste. Jouffroy a donc tort de ne pas distinguer les vérités morales et sociales d’avec les autres vérités. — Rien n’est plus certain, mais la théorie de M. Littré, comme celle de Wollaston, n’en roule pas moins encore dans un cercle vicieux, En effet, il reste toujours à savoir pourquoi l’empoisonnement, par exemple, est contraire à la suprême fin morale ou sociale, ce qui suppose qu’on a déterminé cette fin. Est-elle donc le plaisir et l’intérêt particulier, ou l’intérêt général ? est-elle un bien supérieur à toute considération de plaisir ou d’intérêt ? Voilà ce que M. Littré ne nous paraît pas expliquer suffisamment. Tout en rejetant la moralité intrinsèque des métaphysiciens et des moralistes de l’ancienne école, il rejette aussi l’utilitarisme de l’école anglaise ; dès lors, tout critérium lui est enlevé : ne pouvant mesurer les actions ni au bien moral des spiritualistes, ni au plaisir et à l’intérêt des naturalistes, il se contente de les mesurer à une prétendue vérité logique, à une prétendue intuition d’égalité ou d’identité. Il reste ainsi à moitié chemin, sans s’apercevoir que le vrai est une pure abstraction, une pure relation, qui ne se comprend que par les choses entre lesquelles on l’établit. La question véritable est de savoir si le dernier terme est ici le plaisir ou s’il est le bien obligatoire, mais à coup sûr il n’est pas « l’identité logique. »

Il nous semble qu’un abus de logique analogue se retrouve chez M. Taine, et ici encore les psychologues de l’Angleterre pourraient nous accuser, nous Français, d’être trop purement logiciens. M, Taine dit que la moralité est une simple question d’étendue dans les jugemens et les sentimens, ou, comme disent les logiciens classiques, d’extension. Si je prononce le jugement général : La mort est un mal pour tout homme, et que, « sous l’influence d’un sentiment pour ainsi dire coétendu au jugement, je me jette à l’eau pour sauver un homme, mon action elle-même aura, selon M. Taine,