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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/30

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Lorsque Lanfrey, ses examens passés, quitta Paris pour aller retrouver sa mère à Chambéry, tous ses projets de vie avaient été arrangés d’avance, comme nous venons de le voir dans sa correspondance, et il les mit à exécution tels qu’il les avait conçus. Nous ne rencontrons pas de lettres datées du court séjour qu’il fait en Savoie avant d’aller commencer ses études de droit à Grenoble, mais celle qu’il adressa plus tard à l’un de ses amis d’enfance témoigne de la fidélité avec laquelle il accomplit à la lettre son programme de sauvagerie misanthropique, de lectures assidues, de promenades solitaires dans la montagne, existence bien sombre pour un écolier de vingt ans, mais qui semble pourtant avoir été quelque peu éclairée par les rayons discrets d’un gracieux visage de jeune fille vaguement entrevue derrière les rideaux de sa fenêtre !!… « J’ai vécu en ermite comme tu l’as très bien deviné, vu que je ne connais plus personne dans mon pays et qu’on trouve que je fais le fier. J’ai été parfaitement heureux pendant le premier mois avant d’avoir épuisé le petit cabinet de lecture de la ville, et parce que j’avais un véritable besoin de la vue des montagnes. Je partais tous les matins avec un volume dans ma poche, et j’allais m’asseoir à un endroit que je te montrerai lorsque tu feras ton voyage en Suisse. Au bout d’un mois, m’apercevant que j’avais un air de conspirateur et que j’étais rassasié de romans et de poésie pour longtemps, je suis devenu plus casanier. Alors ont commencé mes longs ennuis. Pour me distraire, je me suis mis à regarder la plus jolie fille de Chambéry, qui demeurait en face de chez moi et qui ne demandait pas mieux. Cette petite était réellement très belle. Pendant trente-cinq nuits j’ai vu ces deux grands yeux noirs ouverts en face de moi (en rêve bien entendu) ; au bout de ce temps, elle a été demandée en mariage par un grand garçon qui a dix mille francs de rente. Ce que voyant, je me suis retourné d’un autre côté, je n’y ai plus pensé, et sa blanche figure n’a plus reparu derrière le petit rideau[1]. »


II

Lanfrey semble s’être d’abord beaucoup plu à Grenoble, « dans cette ville si riante avec ses toits rouges, ses grisettes, ses environs charmans, sa double ceinture de remparts et de montagnes blanches de neige pendant la moitié de l’année. » Il y occupe au premier étage une petite chambre à trois fenêtres avec balcon, la plus jolie de toute la ville. « A part des heures que je passe, au

  1. Lettre à un ami, 25 novembre 1847.