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assurément, mais aussi, quoi de moral ? On peut fonder là-dessus une science des mœurs à l’anglaise ou à la façon des positivistes français, non une morale de bien absolu et de devoir telle que l’entend M. Vacherot. Faut-il donc donner au mot de fin un autre sens que celui de terme naturel, d’achèvement naturel de l’évolution ? Faut-il entendre une fin imposée à l’homme par son créateur, une « destinée » à accomplir, un but poursuivi par la nature ? Alors on sort de la science positive, on invoque le principe des causes finales, on fait un bond dans la métaphysique ; en prétendant passer par simple analyse de la nature à la fin, on introduit subrepticement un terme nouveau, celui-là même qui était en question, et on tourne dans un cercle vicieux.

Entre la fin et le bien, même tautologie ou même solution de continuité qu’entre la nature et la fin, selon qu’on donne aux termes un sens purement psychologique ou un sens vraiment moral. Quand vous dites que la fin d’un être est son bien, entendez-vous simplement le bien naturel et psychologique ? Alors ce bien ne sera autre chose que le plaisir ou le bonheur. L’homme, encore une fois, jouit d’être homme, est heureux d’être homme, parce que ses fonctions tendent naturellement à faire de lui un homme, non un cheval ou un éléphant. Dès lors, dire que la fin d’un être est son bien, c’est dire que le plaisir naturel de cet être est son plaisir, que sa nature est sa nature, ce qui ne nous avance guère. Mais, si vous soutenez que la fin psychologique d’un être est en même temps un bien moral, un devoir pour cet être, une loi qui s’impose absolument à lui, vous introduisez de nouveau un élément métaphysique, un bien métaphysique sans lequel il n’y aurait pas de bien moral proprement dit. Dès lors, vous ne pourrez plus dire, sans abuser des termes, que le bien d’un être est sa fin, et que sa fin est sa nature : il faudra prendre ce mot même de nature dans un sens métaphysique et entendre par là sa vraie nature, sa nature idéale, sa nature telle qu’elle doit être, c’est-à-dire une nature qui n’est pas naturellement la sienne propre, puisque vous avez toutes les peines du monde à la lui faire prendre, en un mot une nature morale qui n’est pas sa nature psychologique, son caractère personnel. Ce pourra être, si vous voulez, la nature de l’homme en général, non la nature particulière de l’individu en question ; mais alors de quel droit imposerez-vous à un individu de ressembler au genre ? En quoi le genre est-il plus moral que l’individu, si vous n’invoquez pas à l’appui de cette thèse soit l’utilité sociale, soit un idéal de moralité métaphysique ? « — Être libre, reste libre, — a dit une certaine école de moralistes pour laquelle nous avons la plus grande sympathie. » L’école de la morale indépendante, que veut ici désigner M. Vacherot, avait en effet proposé cette formule ; par malheur, la formule