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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/308

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si M. Vacherot a le droit de la changer en une synthèse morale, Sur quoi se fondera-t-il pour déclarer que certaines facultés sont supérieures et certaines autres inférieures ? — Sur ce que les unes, dit-il, sont une fin et les autres des moyens. — Nous voilà revenus aux considérations de finalité, qui, si elles restent purement « psychologiques, » n’auront aucune conséquence en morale et ne pourront engendrer des devoirs : pourquoi, en effet, serais-je obligé, moi, à préférer ce qui en général est une fin, si, dans telle ou telle circonstance particulière, avec la nature et le caractère que j’ai, l’ordre habituel des fins et des moyens se trouve pour moi renversé ? Ma nature individuelle peut être, par exemple, beaucoup plus portée aux plaisirs de la chair qu’aux plaisirs de l’esprit, surtout si j’ai un cerveau fort étroit et incapable de grandes jouissances intellectuelles ou esthétiques ; vous aurez beau alors me dire qu’en général la chair est un moyen pour l’esprit, le peu d’esprit que j’aime semble au contraire un moyen pour mon gros appétit. Votre « synthèse psychologique » est celle de la généralité des hommes, mais elle peut ne pas s’appliquer à mon individualité : s’il y a en moi, outre l’homme, le lion et l’hydre dont parle Platon, et si même l’hydre domine, pourquoi ne prendrais-je pas pour précepte d’agir conformément à ma nature et à ma fin personnelle ? « Reste à la fois homme, lion et surtout hydre, puisque c’est là que tu excelles. » Vous êtes donc toujours obligé, de raison en raison, d’en appeler pour me convaincre à l’impératif catégorique de Kant, qui est la plus métaphysique des idées, car vous voulez fonder une morale de devoir et non pas seulement de fait. Au reste, M. Vacherot finit lui-même par laisser entrevoir le caractère métaphysique de sa « synthèse psychologique, » lorsqu’il la ramène à la distinction du « sensible » et de « l’intelligible, » de « l’esprit » et de la « chair. » Il y a, dit-il avec Aristote, « un ensemble de faits qui constitue la vie spirituelle proprement dite et caractérise l’homme ; c’est ce qui fait la nature propre ou l’essence, par conséquent la fin ou la loi de l’humanité. Tout le reste, c’est-à-dire l’ensemble des facultés, des instincts, des appétits, des penchans de la vie animale, ne doit être considéré que comme des moyens, des instrumens au service de la véritable nature humaine. Le rapport tant cherché, en métaphysique et en morale, du corps et de l’âme, est le rapport de l’organe à la fonction, du moyen à la fin. Toute la science de la nature, de la destinée, de la loi de l’homme est dans ces deux mots[1]. » — Prenez ces termes d’essence, de nature, de destinée, de bien, d’esprit et de chair, au sens positif et expérimental, vous aboutissez logiquement à la

  1. P. 320.