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lointains, où les fièvres jaunes, la peste et la misère en feront prompte et bonne justice[1]… »

Les lettres datées du Dauphiné que Lanfrey adresse à ses amis nous le montrent en proie à cette effervescence de vitalité intellectuelle et morale qui, chez les natures richement douées, déborde pendant les années de la jeunesse et leur apporte, avec le besoin d’une activité incessante, avec la passion de l’infini en toutes choses, mille occasions de jouissances et de plaisirs, mais aussi tant de poignantes angoisses. Les événemens qui se passent autour de lui, les idées qu’il entend agiter, de près ou de loin, entre les esprits de son temps l’ébranlent profondément. « Cela m’entre par tous les pores. Je ne suis point un simple spectateur. Je souffre, je me réjouis, je m’indigne tour à tour ; je ne m’appartiens pas, écrit-il un jour, c’est le Dieu ou le démon du siècle qui me possède….. Je souffre en outre de la souffrance universelle. Qui ne comprend ce mot, aujourd’hui, et qui n’a pas souffert de cette souffrance ?… » Pour faire diversion aux ardeurs qui bouillonnaient, en lui, la compagnie de ses camarades d’étude était bien insuffisante, car il était demeuré fort solitaire à Grenoble. Il avait gardé toute la vivacité de ses affections et réservé le trésor de ces épanchemens intimes qui sont l’apanage et l’une des parures de la jeunesse pour les amis de plus vieille date qu’il avait laissés à Paris. C’est à eux qu’il ouvre son cœur avec confiance, c’est à eux qu’il raconte, non sans bonne grâce, ses occupations, ses rêves d’avenir, et comment il fait flèche de tout bois pour tromper ses ennuis présens par de longues séances à la bibliothèque de la ville, par la lecture de tous les livres qu’il peut se procurer, par des courses effrénées dans les montagnes environnantes, par quelques apparitions au théâtre quand on y fait de la bonne musique, par des visites au musée, où il s’est pris de passion pour deux ou trois beaux tableaux, mais surtout par le travail, auquel il semble s’être livré avec une sorte de furie. Du droit, qu’il est censé apprendre, il n’a qu’un assez médiocre souci. Un traité de jurisprudence est chose trop sacrée pour qu’il y touche. Mais il a fait effort pour apprendre l’allemand avec un maître qui baragouine à peine le français, et se vante de s’être rendu maître de l’italien. « Veux-tu savoir, écrit-il à un ancien camarade, l’emploi de ma journée : je mène ici une vie assez inégale, suivant mon habitude. Mais si cela peut te consoler de l’absence de. ton ami, tu peux te dire ou à peu près : huit heures du matin, il se demande en bâillant encore s’il ira au cours. Neuf heures, il lit ses quarante journaux pour s’ouvrir l’appétit. Dix heures, il déjeune. Onze heures, il se promène à l’ombre,

  1. Lettre du 2 juillet 1848.