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simplicité de goûts inexplicable chez une femme… Ce que j’éprouve pour elle est encore plus de l’admiration passionnée que de l’amour. Elle dit les vers comme Rachel, et si jamais elle touche à une plume, vous me direz ce que vous en pensez. Pas besoin d’ajouter que je suis le fils de la maison et que les deux premiers pas qu’elle a hasardés hors de son lit, elle était appuyée sur mon épaule[1].


Quel allait être le dénoûment de cette fraîche idylle ? Elle était destinée à finir de la même façon que beaucoup d’autres. Quoiqu’il se soit plus d’une fois donné pour très capable de concevoir et de goûter les joies pures et calmantes du foyer domestique, Lanfrey a plus souvent encore laissé voir dans sa jeunesse une grande répugnance à associer une compagne, si charmante qu’elle fût, à la vie d’épreuves et de luttes qu’il avait en perspective devant lui. « Si le jour doit venir, lisons-nous dans une lettre datée de cette époque, où il me sera donné de sortir de l’impasse où je suis maintenant, je veux qu’il me trouve libre de toute entrave, sans épouse ni enfans à traîner après moi comme ce pius Æneas qui ne fit jamais rien de bon. Un héros avec femme et enfans, c’est un non-sens qui a fait avorter l’Enéide. » Sans doute il jugea qu’il ne lui était pas loisible de s’embarrasser d’aucune entrave de ce genre au moment où la nouvelle du coup d’état du 2 décembre tombée tout à coup à Turin en plein roman lui arrachait les imprécations qu’on va lire :


… Si l’état de choses que nous voyons dure, il ne faut plus croire ni au progrès, ni à la justice, ni à l’honneur, ni à la vertu, ni à Dieu. J’ai passé ces dix jours à pousser des rugissemens de rage. N’est-il pas étrange que la destinée de trente-six millions d’hommes se joue à leur insu, dans une ville éloignée, sans qu’ils puissent prendre part à la lutte autrement que par des vœux aussi inutiles que leurs malédictions ? Ce système absurde et immoral ne peut pas durer. Nous sommes comme les peuples de la Fable. Les dieux prenaient parti — Junon pour ceux-ci, Minerve pour ceux-là — et la victoire se décidait dans l’Olympe, loin des mortels, triste proie de la fatalité. Quand nous pèserons tous dans la balance, on verra bien si la botte d’un Bonaparte fera pencher le plateau. Il faut pourtant reconnaître qu’il résultera de tout cela des leçons utiles et des expiations méritées. Les libéraux de 1830 expieront leurs lois de répression et leur alliance avec le clergé ; les légitimistes, leurs intrigues ; les socialistes, leurs criailleries et leurs folies de 1848 ; tous, leurs instincts cupides et intéressés, leur peu de foi. A quoi croient-ils, en effet, si ce n’est aux gros sous ! On a voulu faire des questions morales qui nous divisent des questions de pain et de viande, et qu’arrive-t-il ? C’est qu’on ne se bat plus pour le droit et que la faim seule

  1. Lettre de juillet 1851.