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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/41

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vous recrutera des soldats. Bonaparte nous a vaincus parce qu’il croit à quelque chose, lui ! Il croit à son étoile. Eh bien ! les hommes sont aujourd’hui si faibles que, si cet homme avait du génie, avec cette idée fixe, il conquerrait le monde.


Alors recommencent pour Lanfrey les cruelles perplexités du choix à faire entre les deux patries dont il pouvait réclamer le bénéfice. Sa vocation première, son ardent désir de prendre part à la campagne de résistance qu’il imaginait devoir s’engager bientôt contre le régime nouveau qui venait de s’établir en France le poussaient sur le chemin de Paris. Les inquiétudes de sa mère et son affection pour elle le retenaient à Chambéry. Ses hésitations furent longues ; elles ne durèrent pas moins de deux ans ; mais sa destinée fut la plus forte, et, vers la fin de l’année 1853, il avait définitivement fixé sa résidence dans notre capitale. Remis de sa première émotion, Lanfrey en était venu à se dire que les derniers événemens, s’ils avaient terriblement froissé ses convictions politiques, ne portaient point atteinte à ses intérêts individuels. Son travail sur les philosophes du XVIIIe siècle était déjà assez avancé. C’était l’œuvre secrètement préparée, couvée depuis longtemps avec amour pour fonder un jour sa réputation. « De ce côté, je n’ai pas grand’chose à perdre. Si le parti socialiste avait triomphé, mon livre serait venu comme une balle perdue après la victoire ; il aurait trouvé les ennemis en fuite. De plus, il aurait paru au milieu d’une société en proie aux douleurs de l’enfantement et peu tentée, par conséquent, de s’occuper, du passé. Il aura pour lui mille chances de réussite par son objet même s’il paraît pendant la servitude. L’histoire du XVIIIe siècle plaira à ces esclaves, sinon comme une satire de notre triste époque, du moins comme une fiction ingénieuse et romanesque[1]… »

Une fois qu’il a pris son parti, Lanfrey se hâte, avec cette impétuosité qui lui est naturelle, de briser toutes les chaînes qui pouvaient l’attacher encore à son pays d’origine.


La Savoie m’étouffe. Quant au Piémont, nous en reparlerons ; je suis en train d’y liquider mes affaires de cœur, et j’y ai à peu près terminé mes études sur les femmes de génie. Mon intention est de rompre pour toujours avec ma belle patrie. Il serait fastidieux de vous rappeler mes griefs contre elle. Afin d’y mieux parvenir, j’ai, comme on dit, brûlé mes vaisseaux. Je me suis compromis et perdu sans retour dans l’esprit de mes compatriotes. J’ai affiché un dédain superbe pour tout ce qui leur est cher, vénérable et sacré. J’ai repoussé du pied ce bonnet de docteur qu’ils m’offraient. J’ai déclaré leurs trous à rats inhabitables, et

  1. Lettre du 30 décembre 1851.