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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/464

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nécessairement fou, ni seulement malade, ni même exposé à le devenir jamais, parce qu’on a des sensations plus fortes, ou des sentimens plus poignans, ou une imagination, j’oserai dire plus visionnaire, que le commun des hommes, et voire des bons esprits. Que d’ailleurs cette exaltation de la sensibilité puisse dégénérer parfois en une affection dont les inégalités, les bizarreries et les manifestations extérieures aient véritablement je ne sais quoi de morbide, on peut l’admettre. Encore ici cependant, si l’on veut bien prendre la peine d’y regarder d’un peu près, on trouvera que dans l’espèce, quelque cause, plus particulière et toute personnelle, est intervenue.

S’il faut repousser, comme une injure à la dignité de l’homme, toute parenté qu’on essaierait, sur de fausses analogies, d’établir entre l’aliénation mentale et le génie, cependant on ne peut pas oublier que le moral dépend du physique et qu’il éprouve quelquefois de terribles effets de cette tyrannie. Le spiritualisme ne saurait consister, comme on l’a cru trop souvent, à dissocier ce que la nature a inséparablement uni. L’hypocondrie bien caractérisée de Rousseau ne peut pas ne pas avoir affecté sa pensée. Si Byron jusqu’à son dernier jour n’avait pas ressenti, de traîner son pied bot, une humiliation plus douloureuse que de tous les anathèmes de la pruderie britannique, il n’aurait pas sans doute été tout à fait le même Byron. L’une des origines de la mélancolie de l’auteur d’Obermann est certainement dans l’espèce de honte et de désespoir qu’il éprouvait, d’avoir, dans la force de l’âge, par l’effet d’une singulière atrophie, « les bras plus faibles que ceux d’un enfant. » Leopardi n’a-t-il pas trop vivement protesté contre la « lâcheté » de ceux qui s’attachaient moins « à détruire ses observations et ses raisonnemens qu’à accuser ses maladies » pour que nous puissions douter de l’influence de ses maladies sur ses raisonnemens ? Et croyez-vous qu’Henri Heine ait tort, ou qu’il ne parle que par métaphore, quand il dit ingénieusement : « La nuance rose qui domine dans les écrits de Novalis n’est pas la couleur de la santé, mais bien l’éclat menteur de la phtisie, et la teinte de pourpre qui anime les contes d’Hoffmann n’est pas la flamme du génie, mais bien le feu de la fièvre ? » Est-il possible de vouloir étudier la maladie du siècle, et d’éliminer d’entre la foule infinie des causes qui l’ont pu provoquer, une cause aussi puissante, aussi constamment agissante, aussi sûre et certaine de ses effets que la souffrance ou la faiblesse physique ?

Courez-vous encore que les conditions matérielles de la vie ne soient de rien à la mélancolie, de la plupart de ces illustres malades ? Que l’on éprouve quelque répugnance à mêler, dans la biographie de l’artiste ou du poète, les questions d’argent à l’appréciation de ses œuvres, cela se conçoit, et il n’y a rien de plus naturel. Si c’est quelquefois le moyen d’animer une biographie, nous convenons volontiers qu’à l’ordinaire il nous importe aussi peu de savoir l’état de la bourse d’un grand homme