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que de connaître la couleur de ses bas. Mais, comme le dit Senancour, dans une sorte de confession, « celui qui ne verrait dans la pauvreté que l’effet direct de la privation d’argent… n’aurait aucune idée du malheur ; car la non-dépense est le moindre mal de la pauvreté. » Presque tous ces grands mélancoliques ont connu les embarras d’argent, qui la dette et qui la pénurie, l’un l’étroitesse du domestique, et l’autre l’incertitude même du lendemain, lisez : toutes les mille humiliations que ces maux bien vulgaires, traînent pourtant à leur suite. Tel a « senti durement l’inconvénient de vivre avec des gens d’un autre état que le sien. » Et tel autre, vers quarante ans, repassant son existence et n’y trouvant pas deux semaines heureuses, comptait au nombre de ses griefs contre la destinée celui « de n’avoir jamais eu le cabinet commode et solitaire qui lui aurait été indispensable, » Cette humiliation ou cette angoisse de la pauvreté, qui niera que ce soit un élément auquel on doive faire sa part ; puisque nous parlons médecine, dans l’étiologie de la maladie du siècle ? Autrement, puisque dans aucun siècle peut-être l’or n’a plus brutalement exercé sa grossière domination que de nos jours, ce serait faire abstraction du siècle dans l’étude de la maladie du siècle. Il est vrai que cela ne coûte pas beaucoup quand on a commencé par faire abstraction du malade. Mais maintenant ; si, faisant abstraction du malade et abstraction du siècle, vous voulez cependant étudier la maladie du siècle, que reste-t-il ? Il reste de quoi faire un livre comme le livre de M. Charpentier.

On dira : Pourquoi donc alors toutes ces causes n’ont-elles pas agi de tout temps ? et par quel privilège d’infortune avons-nous été choisis pour en être les victimes ?

Nous nous vantons, si nous le croyons. Sainte-Beuve, qui devait s’y connaître, prétendait que Job et Salomon avaient souffert de ce même mal intérieur. Ce qui est certain, c’est que les Grecs n’avaient pas attendu, pour inventer le mot de mélancolie, que nous eussions éprouvé la chose. Tous les mystiques du moyen âge, ou presque tous, en ont été touchés, et quelques-uns à fond. Je n’affirmerais pas enfin qu’en plein XVIIe siècle, un Pascal, un Racine même, un La Bruyère peut-être, pour ce qui regarde l’histoire de notre littérature, n’en eussent ressenti les atteintes.

Cependant il n’est pas douteux qu’au commencement de ce siècle, il y ait eu comme un redoublement de l’épidémie. En voici, je crois, l’une des raisons que l’on peut donner.

J’ai cité plus haut un mot célèbre de Pascal, mais je n’ai pas achevé la citation. Vous n’avez peut-être pas remarqué que, quand on cite Pascal, on le tronque toujours. Or Pascal dit bien, il est vrai, que « l’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut… » et le reste ; mais il s’empresse d’ajouter : « Je ne m’y obstinerai pas. C’est