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d’ailleurs aussi difficile qu’intéressant de démêler la part de chacune des grandes littératures nationales, anglaise, allemande, italienne et française. Ce serait comme une carte à dresser des courans et contre-courans qui se sont heurtés d’abord et contrariés, pour finir, les uns, par se tarir, et les autres par confondre leurs eaux et couler enfin librement entre deux ou trois directions principales. On pourrait encore, et ce serait déjà limiter le sujet, se demander par quelles qualités, plus particulièrement, le génie de l’Allemagne et celui de l’Angleterre ont agi sur le génie français, — ce qu’il y avait dans les littératures du Nord, comme les a nommées très ingénieusement Mme de Staël, qui fût de nature à tant séduire les héritiers directs de notre XVIIIe siècle. On trouverait sans doute amplement de quoi répondre. Et il apparaîtrait peut-être assez clairement que, depuis Burns jusqu’à Shelley, depuis Lessing jusqu’à Henri Heine, elles nous ont inoculé je ne sais quoi de morbifique, je veux dire tout simplement par là quelque chose d’antipathique au génie français. Non omnis fert omnia tellus. Chaque peuple a ses habitudes, et chaque race son tempérament. « Pauvres écrivains français, disait Henri Heine à nos romantiques, vous êtes un peuple élégant, sociable, raisonnable et vivant, et ce qui est beau, noble et humain est seulement de votre domaine. C’est ce que vos anciens écrivains avaient parfaitement compris, et vous finirez par le comprendre aussi. » Être soi, voilà le grand point ; rester soi, voilà le difficile, et, qu’on soit Allemand ou Français, n’emprunter à l’étranger que ce que l’on est bien sûr de pouvoir s’assimiler et tourner au profit de sa propre originalité.

Pour nous, il nous suffit ici que les littératures étrangères aient exercé leur action, et par ce seul fait troublé l’équilibre du génie français. Pour un artiste amoureux de son art, quelles plus vives inquiétudes, quelle plus poignante angoisse, quel plus cruel désespoir voulez-vous qu’il y ait que de s’apercevoir un jour, brusquement, qu’il avait ignoré toute une partie de son art même ? C’est un peu ce qui se produisit à la fin du XVIIIe siècle quand apparurent les chefs-d’œuvre de l’Angleterre et de l’Allemagne. Et ainsi fut complétée la révolution, quelques années auparavant inaugurée par Rousseau. Le XVIIIe siècle avait connu la littérature anglaise, mais, comme on peut le voir par Voltaire et même par Diderot, il n’en avait accepté que ce qui lui convenait, que ce qu’il en pouvait faire entrer dans les cadres classiques sans les briser, que ce qu’il en pouvait s’approprier sans dérangement pour ses habitudes et sans dommage pour sa tranquillité. Mais avec le siècle nouveau la question se pose d’une manière toute nouvelle. On comprend désormais qu’entre l’art de Shakespeare et celui de Racine, il n’y a rien de commun que quelques lois très générales et très abstraites, il ne s’agit plus de les comparer, mais de sentir ce qu’il y a dans l’un et dans l’autre d’unique et d’original, c’est-à-dire précisément d’incomparable.