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Lequel des deux faut-il suivre ? et lequel imiter ? Le désordre se met dans les idées. On se jette sur les traces de Shakespeare avec un enthousiasme irréfléchi. Cependant toutes les habitudes consacrées par une discipline héréditaire protestent intérieurement et résistent. Tant et si bien que dans ce conflit de l’intelligence et de la volonté, les forces s’épuisent, et l’on ne se convainc au total que d’une chose, qui est l’impuissance de concilier les contradictoires et d’unir ce que la nature, les mœurs, la civilisation, l’histoire même, avaient disjoint.

Les traces du désordre qui suivit sont partout dans l’histoire de notre littérature contemporaine. On les retrouverait aisément. Parmi tant de formes qu’a revêtues la maladie du siècle, il y en a quelques-unes certainement qu’il faut rattacher à cette cause. Lamennais, un jour, se plaignait à Béranger de souffrir du mal du siècle : « Il y en a, lui écrivait-il, qui naissent avec une plaie au cœur. » Et le chansonnier de lui répondre : « En êtes-vous bien sûr ? Je crois plutôt que nous autres qui sommes nés pour écrire, grands et petits, philosophes et chansonniers, nous naissons avec une écritoire dans la cervelle. » Écrivez donc, concluait-il, voilà le remède à vos maux. Mais Lamennais, — et combien d’autres avec lui ! — pouvait-il pas lui dire à son tour : Excellent conseil, mon cher Béranger, si j’étais vous, c’est-à-dire chansonnier, français et gaulois. L’une de mes plaies précisément, c’est d’avoir ouvert en moi l’accès aux idées de toute couleur et de toute forme qui nous viennent des quatre coins de l’horizon. Je ne sais à quelle voix entendre, je ne sais à quelle voix répondre. Et sollicité, tiraillé, déchiré comme en tous sens, ce qui me torture, c’est l’impuissance où je suis de me rattacher à quoi que ce soit de fixe et d’inébranlable. Quoi que j’écrive, ce ne sera jamais qu’une expression nouvelle du mal qui me travaille, et voilà justement la plaie.

Il n’est pas impossible que toutes les causes jointes ensemble jettent quelque lumière sur les origines, sur les crises, sur la terminaison de la maladie du siècle. Il s’en faut d’ailleurs qu’elles suffisent à l’expliquer, ou plutôt elles ne nous permettent pas seulement de la définir. Au fond, c’est que l’on enveloppe ici, comme trop souvent, sous une même appellation, large et lâche, des maladies ou des affections très diverses et qui n’ont guère de commun entre elles que d’être un dérangement de l’équilibre des facultés bien plus encore que de la santé de l’esprit. Saint-Preux, Werther, Faust, René, Manfred, Obermann, Adolphe, Lélia, pouvez-vous bien imaginer quelque définition de leur mal qui leur convienne à tous, quelque description de leur souffrance où ils puissent tous se reconnaître ? C’est assurément le cas de répéter un aphorisme dont les médecins aiment à se servir. « Il n’y a pas de maladies, il n’y a que des malades. » Il est bon de méditer parfois sur la part de vérité profonde que renferment de telles maximes volontairement exagératives. Nous aussi, pour peu que nous y regardions de près, nous trouverons