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d’être dans le faux que de se montrer indiscrets et téméraires en prétendant proclamer la vérité : « Il vit donc que saint Augustin, qu’il tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs, avait exposé à l’église une doctrine toute sainte et apostolique touchant la grâce chrétienne ; mais que, ou par la faiblesse naturelle de l’esprit humain, ou à cause de la profondeur ou de la délicatesse des questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de notre foi durant cette nuit d’énigmes et d’obscurités, cette doctrine céleste s’est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficultés impénétrables ; si bien qu’il y avait à craindre qu’on ne fût jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à la liberté de l’homme ; ensuite il considéra avec combien de raison toute l’école et toute l’église s’étaient appliquées à défendre ces conséquences, et il vit que la faculté des nouveaux docteurs[1] en était si prévenue, qu’au lieu de les rejeter, ils en avaient fait une doctrine propre ; si bien que la plupart de ces conséquences, que tous les théologiens avaient toujours regardées jusqu’alors comme des inconvéniens fâcheux, au-devant desquels il fallait aller pour bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l’église, ceux-ci les regardaient au contraire comme des fruits nécessaires qu’il en fallait recueillir, et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d’échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient point de nous le montrer comme le port salutaire où devait aboutir la navigation[2]. »

Mais pourquoi les jansénistes se sont-ils obstinés à s’attacher à ces écueils ? et pourquoi Bossuet lui-même et l’école à laquelle il appartient se condamnaient-ils à confesser si péniblement leur impuissance, quand il semble que les uns et les autres auraient pu se mettre plus à l’aise en acceptant l’expédient de Molina, je veux dire en contentant la nature au moyen de la part faite au sentiment du libre arbitre, dût-il en coûter quelque chose à la grâce, qui est le surnaturel, et qui par là même nous touche moins ? Pourquoi repoussaient-ils absolument ce qu’on pourrait appeler la théologie facile ? C’est qu’il y avait des textes en face desquels elle ne paraissait pas pouvoir subsister.

Avant tout, il y avait ces passages fameux des Lettres de Paul, sur lesquels repose la doctrine de la grâce arbitraire et irrésistible : « Rébecca eut deux jumeaux de notre père Isaac. Avant qu’ils fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que

  1. Cette expression est une pure ironie ; il n’y avait pas, au sens propre, de faculté janséniste.
  2. Œuvres complètes, tome V, page 362. — Il est bien à remarquer que cette oraison funèbre, prononcée en 1663, peu après les Provinciales, ne fut imprimée que sur la fin de la vie de Bossuet, en Hollande et sans sa participation. L’abbé Le Dieu, son secrétaire, assure que « l’auteur ne s’y reconnut pas du tout. »