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pour l’impression. Ainsi, en définitive, aucun travail de Bossuet sur ces questions n’a été signé et publiquement avoué de lui, sans doute parce qu’il n’était pas arrivé à se satisfaire lui-même. On lit en effet dans ces écrits plus d’une page où cet esprit si net et si lucide a peine à se dégager de l’absurde, même par l’inintelligible, et les seuls passages dont on reste vivement frappé sont précisément ceux où l’auteur retourne avec insistance cette idée même, qu’il est impossible d’arriver à la lumière. Toute cette éloquence n’aboutit qu’à faire les ténèbres visibles, selon le mot de Milton.

Ainsi il dira : « Il n’importe que la liaison de deux vérités si fondamentales soit impénétrable à la raison humaine, qui doit entrer dans une raison plus haute, et croire que Dieu voit dans sa sagesse ; infinie les moyens de concilier ce qui nous paraît inalliable et incompatible[1]. » Et ailleurs : « C’est pourquoi la première règle de notre logique, c’est qu’il ne faut jamais abandonner ces vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier ; mais qu’il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue[2]. »

En réalité, c’est seulement par cette ressource de la soumission et du silence que Bossuet a réussi à se distinguer des jansénistes. Autrement sa théologie est aussi près que possible de la leur. Et il a pour les molinistes la même répulsion. Dans ses Avertissemens aux protestans, 1689-1691, répondant à Jurieu, qui accusait l’église de tolérer dans la doctrine de Molina ce qu’il appelle un nouveau demi-pélagianisme, il s’attache sans doute à montrer que les molinistes ne sont pas précisément hérétiques ; mais il estime qu’ils sont près de l’être, ou plutôt qu’ils le sont déjà s’ils vont jusqu’au bout de leur pensée : « Que si on passe plus avant et qu’on fasse précéder la grâce par quelque acte purement humain à quoi on l’attache, je ne craindrai point d’être contredit par aucun catholique en assurant que ce serait de soi une erreur mortelle, qui ôterait le fondement de l’humilité, et que l’église ne tolérerait jamais, après avoir décidé tant de fois, et encore en dernier lieu dans le concile de Trente (sess. VI, chap. 5), que tout le bien, jusqu’aux premières dispositions de la conversion du pécheur, vient d’une grâce excitante et prévenante, qui n’est précédée par aucun mérite, etc.[3]. » Au contraire, dans son oraison funèbre de Cornet (celui qui avait déféré les cinq propositions à la censure de la Sorbonne), on voit bien qu’il ne reproche pas tant aux jansénistes

  1. Écrit sur le livre des Réflexions morales, § VI, dans les Œuvres complètes de Bossuet, Paris, 1856, t. II, page 7.
  2. Du Libre Arbitre, chap. IV, tome X, page 119.
  3. Œuvres complètes, tome VI, page 214 (IIe Avertissement).