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journaux de l’opposition redoutaient plus que jamais de se compromettre s’ils inséraient quelques lignes signées de son nom :


Le Siècle prend à tâche de me faire périr d’exaspération. Mon article sur Quinet est fait depuis trois mois et demi ; il a été adouci, expurgé cinq fois de suite et je ne suis pas encore venu à bout, à ce qu’il paraît, de calmer les alarmes de ce cher et inepte M***[1]. »


Après quelques hésitations sur le choix du sujet, Lanfrey se détermina à composer un second volume d’histoire. L’histoire, telle était bien sa vocation. Porter un jugement sur le plus grand événement de nos temps modernes, n’était-ce pas d’ailleurs arriver par un détour à entretenir le public français de ces mêmes questions qui ne pouvaient plus être traitées dans les journaux ? A les bien comprendre, l’Essai sur la révolution française, comme l’Étude sur l’église et les philosophes du XVIIIe siècle, ont été les protestations véhémentes d’un jeune et vigoureux esprit. Gêné par la législation du temps, qui ne lui permettait pas d’épancher ses colères dans les productions de la presse quotidienne, l’auteur a voulu se donner carrière dans une œuvre de plus longue haleine, afin de parler selon son cœur en toute franchise et en toute liberté. M. Caro, dans la Revue contemporaine, M. Rigaut, dans les Débats, ne s’étaient pas beaucoup trompés lorsqu’ils avaient surtout considéré la première de ces publications comme une œuvre de polémique. La seconde devait avoir à peu près le même caractère.

Lanfrey savait d’avance qu’il soulèverait des tempêtes avec son nouvel ouvrage, car il écrivait à sa mère : « Il mettra beaucoup de gens en fureur, et je m’attends à un charivari des plus distingués. Il est impossible de dire son mot en ce monde sans se faire vouer aux dieux infernaux. Il faut en prendre son parti. » Ce qu’il n’avait pas soupçonné, c’était l’irritation qu’il allait exciter chez quelques-uns de ses amis ; sa surprise fut plus grande encore, je devrais plutôt dire, son indignation et son dégoût, quand il entendit dénoncer la tiédeur de sa foi républicaine par des écrivains qui ne se servaient alors de leur plume que pour louer la politique de Napoléon III à l’étranger.

Quels étaient donc les torts de Lanfrey ? Il s’était permis de critiquer les doctrines du Contrat social et de trouver « que la démocratie absolue, telle que la conçoit Rousseau, se confond avec le despotisme le plus illimité. Il n’avait pas craint d’exprimer sa répugnance pour l’oppression, qu’elle vînt d’un seul ou de cent mille. Il avait été jusqu’à soutenir que la tyrannie des multitudes était

  1. Lettre à un ami, 1855.