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amicalement dans son atelier, la comtesse d’Agoult lui faisait, avec une charmante courtoisie, les honneurs de son salon. La bonne grâce de la noble maîtresse de maison paraît avoir tout de suite produit sur lui une telle impression qu’aux premiers complimens adressés à l’auteur de Nelida succédèrent bientôt les témoignages d’amitié passionnée et de tendresse admirative que Lanfrey ne s’est jamais interdit de prodiguer à ses aimables correspondantes. Chez la comtesse d’Agoult, Lanfrey fait connaissance avec la plupart des littérateurs du temps et beaucoup d’hommes politiques du monde républicain. Dans le salon d’une autre dame, une étrangère je crois, il se rencontre habituellement pendant de longues heures avec MM. Villemain, Dupin aîné, Odilon Barrot, qui lui font tous trois de grandes caresses et qu’il fait beaucoup causer « pour les étudier à fond, intus et in cute. » M. Dupin est, pour lui, le vrai représentant du règne de Louis-Philippe bien plus que M. Thiers ou M. Guizot, » ayant, dit-il, au suprême degré toutes les qualités et tous les défauts de la race bourgeoise. M. Villemain, » qui a infiniment d’esprit et de charme dans la causerie, bien que ses gestes soient d’un gamin et sa voix d’une portière, lui a donné beaucoup de conseils et quelques-uns très singuliers… » (M. Yillemain, lui avait recommandé de se méfier beaucoup comme écrivain du succès et des femmes.) Quant à M. Barrot, il lui avait paru plus grave, « ayant dans toute sa personne quelque chose d’humilié et de contraint[1]. »

Qu’allait faire cependant M. Lanfrey ? Tant de caresses et tant de conseils ne suffisaient pas à avancer beaucoup ses affaires, d’autant que les avis différaient beaucoup entre eux.


Les uns me conseillent ceci, — les autres me conseillent cela : Faites un drame, faites du journalisme, faites de la critique, faites de lai philosophie, faites un roman, un poème épique. Je suis le plus malheureux des hommes et je finirai par mourir d’inanition, comme l’âne de Buridan, entre toutes ces pâtures appétissantes. Béranger, qui m’a pris en amitié et qui m’appelle son cher enfant, me défend absolument le journalisme et même la continuation du genre que j’ai adopté. Il veut que je me montre sous une face nouvelle. Ce bon et grand homme m’a témoigné un intérêt, une bienveillance toute paternelle, et ses conseils me jettent dans une grande perplexité.


Lanfrey finit par se décider pour un drame ; il en écrivit et recopia de sa main les cinq actes ; puis, dégoûté de son œuvre, quand elle fut terminée, il la jeta au feu. Ses embarras restaient les mêmes qu’avant l’apparition de son livre. Ils s’étaient plutôt accrus, car la notoriété acquise lui nuisait au lieu de le servir. Les

  1. Lettre à un ami, mai 1855.