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impatience : « Ce Milutine, dit-il, a depuis longtemps la réputation d’un rouge ; c’est un homme à surveiller. »

Dans le pays de l’autocratie, on comprend sans peine la portée d’une telle parole. De quelque côté que vînt à l’empereur cette prévention contre Nicolas Alexèiévitch, que ce fût de la cour ou de la IIIe section, Milutine en devait jusqu’à la fin porter le poids. Quant à l’affaire de la douma, le comité des ministres décida d’infliger une sévère réprimande à la municipalité et en même temps de faire remettre à une commission spéciale, présidée par le gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, l’adversaire même de la douma, le soin de réviser le statut municipal.

Une telle décision atteignait Milutine dans sa personne et dans son œuvre. Le coup porté à une réforme qui était l’honneur de sa jeunesse le frappait plus profondément qu’une disgrâce personnelle. Croyant deviner que les adversaires de la douma en voulaient autant à sa personne qu’à l’institution, il espérait désarmer leur colère en sacrifiant lui-même son avenir. « Puisqu’aux yeux de l’empereur je suis un homme dangereux, dit-il à Lanskoï qui lui contait les détails de la séance du comité, — ma présence au ministère ne doit plus être tolérée. » Et, séance tenante, il offrit sa démission. Trois mois auparavant, en août 1858, Lanskoï avait failli présenter la sienne à la suite du mauvais accueil fait par le souverain à un mémoire contre l’institution de nouveaux gouverneurs-généraux, mémoire rédigé sur le conseil et par la plume de Milutine[1].

Nicolas Alexèiévitch, nous l’avons dit, ne possédait aucune fortune personnelle. Ses 5,000 roubles de traitement étaient tous ses moyens d’existence. En sortant du ministère, il avait l’intention de se consacrer à la presse, qui prenait vers ce moment une influence jusque-là inconnue. Milutine comprenait mieux que personne la haute mission de la presse périodique en un pays dépourvu de droits politiques ; il croyait avoir là un moyen de servir son pays avec non moins de profit pour le public et plus d’indépendance pour lui-même. Bien qu’entré fort jeune au ministère, il n’eût pas été tout à fait un novice dans cette carrière nouvelle. Durant les premières années, alors que ses travaux bureaucratiques n’occupaient pas encore tous ses loisirs, il avait, pour subvenir à son entretien ou à celui de son père, écrit quelques articles de revue. Ce genre

  1. Il s’agissait, en vue des désordres qu’on redoutait à la veille de l’émancipation, de créer sur toute la surface de l’empire des gouverneurs-généraux investis de pleins pouvoirs, un peu comme on devait le faire vingt ans plus tard à la suite des attentats nihilistes. Milutine était très opposé à cette création de « pachas ou de satrapes » en vue d’un danger qui lui paraissait imaginaire. La patience du peuple durant trois ans d’attente et le calme avec lequel s’effectua l’émancipation allaient lui donner raison. L’empereur, d’abord fort mécontent de l’opposition faite à ce projet de son entourage par le ministère de l’intérieur, devait lui-même finir par y renoncer.