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de travail avait toujours eu pour lui beaucoup d’attrait, et à certaines heures il rêvait de fonder et d’éditer lui-même une nouvelle feuille. En attendant, il était décidé à reprendre la plume. Sa résolution était arrêtée ; déjà il comptait partir pour la campagne chez les parens de sa femme, lorsqu’une entrevue du ministre avec le souverain vint renverser tous ses plans.

Les ministres en Russie travaillent chacun à tour de rôle avec l’empereur pour lui soumettre les affaires de leur ressort. Quelques jours après l’orageuse séance du comité des ministres, Lanskoï faisait au souverain son rapport ou doklad ; naturellement il fit part à sa majesté de la démission de Milutine. Alexandre II en demanda les motifs ; le ministre répondit en rapportant les paroles de Nicolas Alexèiévitch. Le cœur toujours bon, mais l’esprit encore prévenu, l’empereur répéta qu’il avait ses raisons de se méfier de Milutine. « C’est, dit-il, un homme qui passe pour dangereux ; en tous cas, il fait trop parler de lui. » Le ministre expliqua de son mieux pourquoi Milutine avait des ennemis et fit observer qu’en tout cas ce n’était pas là le fait des gens médiocres. L’empereur en convint : « Serge Stépanovitch, dit-il à Lanskoï en manière de conclusion, peux-tu répondre de lui ? — Comme de moi-même, sire, » répondit l’excellent homme. Le souverain sembla désarmé et répliqua qu’en ce cas il ne voyait pas la nécessité d’accepter la démission de Milutine.

Lanskoï, qui un moment avait craint de subir l’amputation de son bras droit et qui en outre avait une sincère amitié pour son directeur, sortit tout joyeux et réconforté. Il fit de son mieux pour faire partager ses sentimens à Nicolas Alexèiévitch, mais la tâche, on le comprend, n’était pas facile. La blessure de Milutine était trop profonde pour être si vite guérie, et les paroles impériales, rapportées par Lanskoï, étaient plus faites pour la rouvrir que pour la fermer. Sur les instances du ministre, il se résigna cependant à demeurer à son poste, tout en sentant douloureusement qu’il avait contre lui, non-seulement l’hostilité de la cour, mais la défiance d’un prince qu’il était le premier à aimer et à estimer. Il se savait suspect au maître et, malgré ses services, il le devait rester longtemps et en souffrir presque jusqu’à la fin. L’importance des affaires à traiter, le noble désir de contribuer à la plus grande réforme du siècle le faisaient seuls passer par-dessus de justes considérations personnelles.

Une haute et bienfaisante influence, l’amitié d’une femme qui tenait de près au souverain, contribua non moins que les instances de Lanskoï à le retenir au ministère. Je veux parler de la grande-duchesse Hélène, veuve du grand-duc Michel, et tante d’Alexandre II. Cette princesse qui, par son mariage, avait échangé la modeste et