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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/577

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fonctionnaires cherchassent plutôt à ébranler l’empereur qu’à le soutenir dans ses généreuses résolutions. Le comte B. parlant d’un grand propriétaire et l’ayant traité de « conservateur enragé, » l’impératrice sourit, et avec une délicatesse toute féminine, comme si elle eût voulu panser. La plaie faite involontairement par son royal époux, elle dit en se tournant vers Milutine : « Il m’a toujours semblé que ces grands mots de conservateurs, de rouges, de révolutionnaires n’avaient pas de sens dans notre pays, où à vrai dire il n’existe pas de partis. » L’observation était aussi juste que bien placée, aujourd’hui encore elle garde une bonne part de vérité.

De toute cette tempête dans un verre d’eau, à propos de la douma, il ne résulta en somme que quelques coups de canif bien vite effacés dans le statut municipal, et pour Milutine lui-même, une notoriété agrandie, et une soudaine popularité parmi les plus impatiens partisans des réformes.

Peu de jours après, la soirée du palais Michel, Milutine était appelé à une audience impériale. Au mois de juillet précédent, il avait, pour divers travaux au ministère, reçu le cordon de Sainte-Anne et, d’après le conseil de Lanskoï, il s’était fait inscrire pour offrir ses remercîmens au souverain. C’était la première fois qu’il était présenté à l’empereur, et soit mauvaise chance, soit calcul de quelque ennemi de cour, l’audience demandée l’été précédent tombait huit jours après le conseil où l’empereur l’avait traité de révolutionnaire. Cette présentation se passa mieux que n’eût osé l’espérer Milutine, qui, craignant d’être devant témoins l’objet d’injustes reproches auxquels il n’eût pu répondre, en était un moment revenu à ses projets de retraite. « L’empereur a voulu être dur, dit-il, en revenant du palais d’hiver, mais sa bonne nature a pris le dessus. » En effet, au nom de Milutine, Alexandre II avait brusquement changé de ton et d’une voix sèche : « Enchanté de vous voir ; il paraît que vous possédez la confiance de votre ministre : j’espère que vous saurez la justifier. » Ces mots dits rapidement, le tsar avait tourné les talons et après avoir salué les assistans il allait sortir, lorsqu’arriva à la porte de son cabinet il avait appelé Nicolas Alexèiévitch. Sans lui parler d’affaires, il lui avait demandé des nouvelles de D. Milutine[1], alors au Caucase, auprès du prince Bariatinsky, comme si, par cette marque d’intérêt, le souverain eût voulu effacer l’impression de ses premières paroles.

Moins de trois mois après cette froide réception, Milutine était enfin nommé adjoint du ministre et, comme tel, il devenait de fait sinon de droit, le chef réel de l’administration intérieure, et qui

  1. Le général Dmitri Milutine, frère de Nicolas et depuis 1863 ministre de la guerre.