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simple domaine, allait bientôt dans ses traits essentiels être étendu à tout l’empire, mais alors même l’œuvre de Milutine allait, aux yeux du monde, rester en grande partie officiellement anonyme.

Quelques semaines après l’achèvement du projet pour Karlovka, au commencement du carême de 1859, Nicolas Alexèiévitch, nommé enfin adjoint du ministre, était reçu en audience privée par l’empereur et conférait en tête-à-tête avec lui des préliminaires de l’émancipation. Alexandre II venait de remettre la direction de l’affaire entre les mains du général Rostovtsef, son homme de confiance. En tout autre pays un tel choix, pour une pareille œuvre, eût été une surprise en Russie, où l’on se préoccupe peu des aptitudes et des spécialités, le choix le plus bizarre ne saurait surprendre. Milutine ne connaissait Rostovtsef que de réputation ; ce qu’il savait de ce personnage, accusé d’avoir acquis son crédit sous Nicolas en dénonçant les décembristes, aurait suffi pour l’en tenir éloigné. Peu d’hommes lui eussent semblé par leur passé aussi peu préparés à être les instrumens d’une telle révolution ; mais, en politique pratique, il savait prendre les choses et les hommes tels que les présentaient les événemens. Il se contenta de suggérer au souverain une idée déjà exprimée à Lanskoï. Il avança timidement que, « pour faciliter la tâche du général Rostovtsef et lui fournir des données pratiques, » il serait peut-être utile d’appeler en consultation, avec les délégués des divers ministères, quelques grands propriétaires de province. La proposition parut agréer à l’empereur, et quelques jours plus tard Rostovtsef, nommé président du comité de rédaction, recevait officiellement l’ordre de la mettre à exécution. Le lendemain, le général invitait Milutine à passer chez lui.

La joie de Nicolas Alexèiévitch n’était pas sans mélange ; outre son ancienne répugnance à entrer en relations avec Rostovtsef, il doutait qu’on pût mener à bonne fin une aussi vaste entreprise sous la direction d’un homme qui, d’après tous ses antécédens, semblait aussi incompétent. A cet égard, Milutine rencontra chez le général de meilleures dispositions qu’il n’eût osé en attendre. S’il le trouva peu au fait de la question, il put se convaincre que le président de la commission prenait son rôle au sérieux et, pour plaire au tsar, désirait sincèrement effectuer l’émancipation. Milutine crut aussi s’apercevoir que Rostovtsef sentait parfaitement la grandeur de sa tâche, qu’il n’était pas sans en redouter la responsabilité et que, pour ce motif, il saisissait avec empressement toutes les indications qui lui venaient du dehors. Cette disposition, dont Nicolas Alexèiévitch sut habilement profiter, lui facilita singulièrement les choses au début ; plus tard elle devait devenir pour lui une source d’ennuis, car dans ses incertitudes et ses anxiétés,