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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/588

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Les adversaires de la réforme, dans la commission ou au dehors, n’étaient pas tous des conservateurs aveugles, ennemis systématiques de toute émancipation. Loin de là, plusieurs se piquaient d’être libéraux et de l’être à la manière occidentale, qui leur paraissait la seule bonne. Ce qu’ils repoussaient, ce n’était pas l’affranchissement des serfs, c’était l’autonomie, à leurs yeux au moins prématurée, d’ignorantes communes rurales, c’était surtout la dotation territoriale des paysans au moyen d’une expropriation partielle des seigneurs ; et cette loi agraire, beaucoup la combattaient moins parce qu’elle lésait leurs intérêts privés, que parce que, à leur sens, toute atteinte au droit de propriété était un dangereux précédent, chez un peuple surtout habitué au régime des communautés de village. On comprend que, placé entre ces adversaires des lois agraires et les défenseurs des droits du paysan, qui se croyait, lui aussi, un titre traditionnel à la possession du sol, un souverain équitable, désireux de ne sacrifier aucun intérêt et aucun droit légitime, ait pu être cruellement perplexe, hésiter souvent dans ses choix et, par honnêteté même, s’embarrasser parfois dans ses scrupules. Les données du problème étaient telles qu’aucune solution ne pouvait entièrement sauvegarder tous les droits et les intérêts en jeu. Le grand mérite d’Alexandre II, c’est en présence de telles difficultés et de pareilles divergences, de n’avoir pas reculé devant une tâche aussi âpre, aussi troublante, non-seulement pour son repos personnel, mais pour sa conscience d’homme et de souverain. Par cela seul, il a rendu à la Russie un service inappréciable et fait preuve d’un courage moral qu’auraient eu peu de princes à sa place.

Au milieu de pareils conflits d’opinion, avec un gouvernement aussi peu décidé, la victoire, dans une assemblée ainsi abandonnée sans direction, devait rester aux plus convaincus ou aux plus résolus. C’est ce qui explique l’action de Milutine dans les comités de rédaction. Représentant du ministère de l’intérieur, président de la commission chargée des règlemens locaux et en outre membre actif des commissions de finance et d’administration, il eut sur toute l’œuvre commune une influence bien supérieure à sa position officielle et à son rôle légal. C’est qu’il possédait à un haut degré les rares qualités qui font l’autorité de l’homme d’état dans les conseils de gouvernement. A côté de lui brillaient des hordes tels que Tcherkaski et Samarine, qui, par l’éclat ou le mordant de la parole, eussent pu remporter des triomphes plus bruyans dans une nombreuse et tumultueuse assemblée ; mais Milutine avait sur les mieux doués de ses amis comme de ses adversaires l’avantage que donnent seules la netteté des vues et la décision du caractère jointes au tact politique. Il avait le sens de ce qui, à une heure donnée, était possible et pratique. Il avait en outre l’ascendant personnel, cette