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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/589

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autorité naturelle, pour ainsi dire innée, qu’il est plus facile de sentir que de décrire et d’expliquer. Tranchant et impérieux parfois peut-être, mais sachant inspirer aux autres sa foi et sa résolution ; conscient de sa supériorité sans doute, mais, en homme vraiment supérieur, incapable de jalousie et de tout sentiment mesquin, ayant en répulsion les petits moyens et les petites intrigues, il savait grouper autour de lui les cœurs et les dévoûmens, non moins que les esprits et les idées. Désintéressé pour lui-même et pour les siens, il était d’une probité qui allait souvent jusqu’à la négligence de ses légitimes intérêts ; ambitieux, disaient ses ennemis, mais, comme les natures puissantes, plus épris de l’action et du pouvoir réel que des dehors et des avantages matériels du pouvoir. Partout à la recherche de l’intelligence et des esprits distingués, il aimait à faire ressortir le mérite et les services de ses collaborateurs au lieu, comme tant d’autres, de s’en parer à leurs dépens. Bref il possédait les facultés qui font le chef de parti, et il y joignait les qualités qui font aimer de ses partisans et estimer de ses adversaires. Ainsi s’explique comment il a pu conquérir tant de nobles et durables amitiés, comment, dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, il a trouvé tant d’esprits distingués prêts à lier leur sort à sa politique. On ne saurait s’étonner qu’un tel homme ait eu la direction effective des comités de rédaction, dont la présidence appartenait à d’autres. Sur les plus graves questions, sur le maintien des communautés de village et sur l’autonomie des communes rurales, comme sur le partage et le rachat des terres, ce furent, en dépit des modifications de détail, ses avis qui l’emportèrent. D’une assemblée où le moujik n’avait pas de représentans, Milutine et ses amis obtinrent pour le paysan non-seulement la liberté personnelle, la liberté toute nue pour ainsi dire, mais l’émancipation administrative et économique, l’une par l’acquisition de la terre, l’autre par l’indépendance de la commune rurale en dehors de la tutelle des anciens seigneurs. Sur ces deux points les plus contestés de la réforme, ils avaient l’opinion pour eux et, grâce à elle, ils triomphèrent de toutes les résistances comme des objections de leurs adversaires.

Au commencement de l’année 1860, alors qu’après des luttes ardentes les travaux de la commission de rédaction semblaient enfin sur le point d’aboutir, un événement imprévu venait soudainement mettre en péril tous les résultats obtenus et redonner du courage aux adversaires de Milutine et des paysans. Le général Rostovtsef, président de la commission, épuisé par les assauts incessans qui lui étaient livrés des deux côtés, succombait en quelques jours à une maladie soudaine. En février 1860, il mourait d’un abcès à la nuque dont ses amis attribuaient l’issue fatale à la fatigue