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répète pas, et le césarisme peut revêtir des formes diverses ; il ne s’appelle pas toujours Auguste ou Tibère, et quelquefois même il ne s’appelle pas César. Dans les derniers chapitres de sa Démocratie en Amérique, Tocqueville a remarqué que le césarisme romain était une tyrannie intermittente qui pesait prodigieusement sur quelques-uns, mais qui ne se faisait pas sentir à la foule des petits et des ignorés, qu’elle était à la fois violente et restreinte, et que, selon toute apparence, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il serait plus étendu et plus doux, qu’il dégraderait les hommes sans les tourmenter. Quand Tocqueville cherchait à imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde, il se représentait une multitude innombrable d’hommes semblables et égaux, uniquement occupés de leurs intérêts et de leurs plaisirs, et au-dessus d’eux un pouvoir immense et tutélaire, se piquant d’être le seul agent et le seul arbitre de leur bonheur, pourvoyant à leur sécurité, conduisant leurs principales affaires, dirigeant leur industrie, les déchargeant du soin d’élever leurs fils et leurs filles, les dispensant même, dans une certaine mesure, « du trouble de penser et de la peine de vivre. » — « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, disait-il, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule… Il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » Tocqueville remarquait aussi que cette servitude réglée et paisible pouvait. très bien se combiner avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté et s’établir à l’ombre de la souveraineté du peuple. Il estimait que les hommes de ce temps sont travaillés par deux passions ennemies, le besoin d’être conduits et le désir de rester libres, et que, ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire tous deux en se réservant le droit d’élire eux-mêmes leurs maîtres. « Ils se consolent d’être en tutelle parce qu’ils ont choisi leurs tuteurs ; chaque individu souffre qu’on l’attache parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le, bout de la chaîne. » Tocqueville avait raison, le régime républicain n’est point inconciliable avec les méthodes et les procédés du césarisme. Que le maître soit un empereur ou un tribun de rencontre, que le sceptre soit un vrai sceptre, une baguette ou une férule, le résultat est à peu près le même. Comme César, le radical fait bon marché de la liberté ; il entend pétrir les hommes à sa guise et qu’ils se consolent de leur servitude par le plaisir que lui-même éprouve à les régenter.