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Si les philosophes, obéissant aux lois de la destinée et faisant de nécessité vertu, consentent à subir patiemment le césarisme, on croira sans peine qu’ils le goûtent peu ; ils s’y résignent comme à un malheur inévitable. Ils ne sauraient admettre qu’un régime qui tient la société en tutelle, qui décharge les hommes de leur volonté, de leur pensée, et tue en eux jusqu’à la faculté de l’effort, puisse faire le bonheur du genre humain. Quelque satisfaction que son maître procure à son orgueil ou à ses appétits, quelque repos qu’il assure à sa paresse, un peuple qui ne s’appartient pas ne peut être heureux. Il devient de jour en jour plus exigeant, ce qu’on lui donne lui paraît peu de chose au prix de ce qu’on lui refuse, et ses déceptions assombrissent son humeur. Si nous en croyons M. Bruno Bauer, l’Allemagne, au bout de dix ans, en a déjà fait l’expérience. Depuis la mémorable journée où elle a vu M. de Bismarck rentrant à Berlin, vainqueur d’un Napoléon qu’il avait détruit pour s’emparer de sa succession, et montant au Capitole, les mains chargées de dépouilles opimes, la tête travaillée par l’enfantement d’un nouveau césar, elle a senti que son ciel s’abaissait et lui pesait comme du plomb. Ses victoires n’avaient pas porté les fruits savoureux qu’elle en espérait ; par instans, elle regrette le passé, elle doute, de l’avenir, et dans ses jours de déraison et de lassitude, elle échangerait volontiers son bonheur contre le malheur de ses voisins. « La France s’ennuie, » disait jadis Lamartine. « L’Allemagne est dégrisée et soucieuse, » dit M. Bruno Bauer. Comme l’animal mélancolique de la fable, elle ne saurait manger morceau qui lui profite.

Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers…
Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre.


M. Bruno Bauer s’est plu à comparer ensemble les trois grands peuples de l’Occident, et dans ce parallèle il a laissé éclater sans réserve ses généreuses sympathies pour la France. Il en use avec la « noble blessée » comme le bon Samaritain ; il touche avec des mains pieuses son corps meurtri et mutilé, il répand du baume sur ses plaies. Nous n’aurions garde de citer ici les pages de son livre qu’il a consacrées à louer nos bonnes qualités et les grands exemples que nous avons donnés ; nous craindrions de ressembler à ces enfans indiscrets et mal élevés qui en entrant chez quelqu’un vont tout droit à l’armoire aux friandises. Il nous suffira de relever l’hommage qu’il a rendu à cette gaîté sanguine qui distingue le Français, à cette intrépidité dans l’espérance qui lui permet de résister aux désastres et lui donne le courage de rebâtir sa maison emportée par le vent. Il tance au contraire ses compatriotes sur leur humeur morose, sur le découragement où les jette la moindre contrariété, sur la triste figure qu’ils font dans la mauvaise fortune. Il leur reproche de bouder leur écuelle et d’imputer