Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/807

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie le salut de ce roi que la fortune abandonnait sans réussir à détacher de lui ses courtisans ; ils donnèrent à Darius le temps de sauter à bas de son char et de gagner à cheval la montagne. La nuit vint dérober le monarque fugitif aux poursuites du vainqueur. Les débris de l’armée perse se retiraient éperdus ; on sabra ce qu’on put atteindre. Plus de 100,000 hommes périrent dans cette effroyable journée ; les ravins furent remplis de cadavres jusqu’au bord. Le centre avait été si brusquement enfoncé que les bagages n’eurent pas le temps de suivre la cavalerie dans sa fuite ; le camp fut envahi avant même que le combat eût cessé. On y trouva la famille de Darius : sa mère, Sisygambis, son épouse, Statira, ses deux filles, son fils à peine âgé de six ans et tout le cortège de femmes, de serviteurs, que comportait le déplacement incompréhensible de la cour. Nous avons tous appris quel traitement réservait à cette famille infortunée la générosité d’Alexandre. Peut-être valut-il mieux pour ces nobles victimes du sort jaloux des armes tomber entre les mains d’un pareil vainqueur que d’avoir à subir dans Babylone même le contre-coup d’une si grande catastrophe. Les Macédoniens pouvaient être avides de pillage ; il est difficile de croire qu’ils fussent sérieusement altérés de vengeance ; la victoire n’avait pas, pour cela, coûté assez cher. L’armée d’Alexandre ne perdit que 300 fantassins et 150 cavaliers.

Darius, tout en fuyant, avait fini par rassembler autour, de lui 4,000 hommes ; il se hâta de gagner à Thapsaque le gué où passa Cyrus le Jeune, et mit ainsi l’Euphrate entre Alexandre et le faible détachement qui composait alors son armée. L’approche de l’hiver, mieux que le fleuve encore, protégea sa retraite. La bataille d’Issus avait eu lieu à la fin de novembre ; les pays que Darius pouvait traverser à la tête de sa petite troupe n’auraient pas nourri une armée. Avant de songer à s’enfoncer vers le cœur de l’empire, Alexandre avait des mesures plus urgentes à prendre. Quand il aurait organisé les provinces qui allaient se détacher l’une après l’autre de la monarchie comme un fruit mûr, quand il aurait reçu les renforts attendus de la Macédoine, renvoyé en Grèce les soldats à bout de forces ou à bout de zèle, fait tomber les places insoumises du littoral, recueilli partout des renseignemens, de l’argent et des vivres, il devrait s’occuper de constituer ses convois. Ceci fait, il lui serait loisible d’aller chercher Darius sur le champ de bataille, si ce malheureux roi conservait la pensée de tenter une seconde fois la fortune.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.