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II

La disgrâce des principaux promoteurs de l’émancipation, au moment même où l’on s’apprêtait à appliquer leur œuvre, est une de ces contradictions incompréhensibles de loin qui, nous venons de le voir, s’expliquent sans peine par le milieu et le système de gouvernement, par les intérêts et les passions en jeu. Je ne veux pas rechercher ici les conséquences de cette révocation qui eut pour premier effet de retarder la grande réforme administrative préparée par Milutine ; j’aime mieux montrer comment cette révolution ministérielle était à l’heure même appréciée par Milutine et ses amis.

Un tel dénoûment ne pouvait beaucoup surprendre Nicolas Alexèiévitch ; ce coup le frappait moins dans sa carrière et ses intérêts personnels que dans son œuvre encore toute nouvelle et inexécutée. Malgré ses appréhensions, il était loin d’être découragé. Cette œuvre même pour laquelle tremblaient tant de ses amis, il avait la confiance qu’elle était assez solide, assez conforme aux mœurs et aux intérêts du pays pour résister à tous les assauts. Dès le 19 avril, encore sous le coup de sa récente disgrâce, il exprimait cette noble confiance à un inconnu qui, de même que plus d’un patriote, avait voulu l’assurer en cette triste occurrence de sa sympathique admiration.


Lettre de N. Milutine à un Inconnu.


« 19 avril 1861[1].

« J’ai hâte de vous exprimer ma gratitude pour vos bonnes lignes ; je devine le sentiment qui les a dictées, et ma reconnaissance n’en est que plus sincère. L’approbation des gens dévoués à la cause de l’abolition du servage sera toujours un de mes plus chers et plus purs souvenirs. Après trois ans d’une activité anxieuse, harassé moralement et physiquement, je suis contraint de voyager à l’étranger, de quitter pour quelque temps le milieu natal auquel j’appartiens par tous mes sentimens et toutes mes pensées ; mais j’emporte avec moi mon ancienne confiance dans l’indestructibilité et la vitalité de la grande œuvre d’émancipation. En dépit de cette force d’inertie qui, malheureusement, distingue notre société, le

  1. Lettre imprimée dans la Rousskaïa Starina, février 1880.