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nouvel ordre de choses rural se consolidera, j’en suis convaincu, à l’aide des hommes honnêtes et droits, qui, par leurs pensées et leurs paroles, doivent de toutes leurs forces éclairer la conscience et relever la moralité publiques. Selon ma profonde conviction, la littérature pourrait aujourd’hui y contribuer plus, que jamais. Elle seule peut dissiper des préjugés, séculaires, expliquer la loi nouvelle et rappeler sans cesse le but élevé, si facilement perdu de vue au milieu des petitesses de la vie quotidienne. Encore une fois, laissez-moi vous remercier de vos bonnes paroles. »

Quelques jours plus tard, dans une lettre remise par une main sûre, il s’exprimait plus librement avec son ami et collaborateur, le prince Tcherkasski. Ici on est certain d’avoir toute sa pensée ; on sent à la fois la blessure de son amour-propre et sa confiance dans l’avenir.


N. Miutine au prince V.. Tcherkasski.


« St-Pétersbourg, 4/16 mai 1861.

« Je profite, mon cher prince, d’une occasion sûre pour causer avec vous sans humiliantes précautions ni hypocrites réticences[1]. Malheureusement j’ai toujours peu de loisir. Du matin au soir j’emballe, j’arrange mes papiers, je fais des visites, en un mot, je me prépare à un voyage à l’étranger que je désirais depuis longtemps. On m’a donné congé pour une année entière, ou, pour mieux dire, on m’a mis de côté (vyprovodili) en me faisant sénateur et en me conservant mon traitement[2]. Ma femme a été si souffrante dans ces derniers temps, que, pour moi personnellement, je considère ce départ comme une bénédiction du ciel. Afin de ne pas donner prise à l’accusation, d’indifférence pour les affaires publiques, je n’avais demandé d’abord qu’un congé de quatre mois, mais la réaction est venue à mon secours. Lanskoï et moi nous avons été éloignés du ministère (sans aucune demande de notre part) pour complaire à la noblesse. Puissent de si modestes victimes lui donner satisfaction ! Que sortira-t-il de tout ceci ? Il est difficile de le

  1. Milutine, par crainte des indiscrétions de la poste et de la IIIe section, correspondait autant que passible avec ses amis, alors même qu’il était aux affaires, par voie privée.
  2. Le sénat russe, dont les attributions réellement importantes sont toutes judiciaires, n’est souvent qu’une chambre de retraite pour les fonctionnaires en disponibilité ou en disgrâce. On voit par cette phrase l’erreur de l’auteur anonyme des tableaux Aus der Fetersburger Gesellschaft (tome Ier), qui représente la démission de Milutine comme volontaire. Il y aurait chez cet écrivain allemand, qui signe un Russe, plus d’une autre inexactitude à signaler.