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abnégation aux ingrates fonctions d’arbitres de paix, cette brusque altération de tous les rapports sociaux s’opéra paisiblement, presque sans trouble, presque sans effusion de sang. En quelques provinces de l’est seulement, il y eut de petites émeutes soulevées par l’inévitable déception et l’incurable défiance des paysans, qui, dans leurs rêves de serfs, attendaient de la liberté un chimérique paradis et s’étonnaient d’être obligés de racheter des terres qu’ils considéraient comme leurs. Ces désordres que, dans leur prévoyance, Milutine et ses amis redoutaient comme le pire danger pour leur cause, furent aisément apaisés ou réprimés. En affranchissant ses vingt millions de serfs, la Russie échappa à une jacquerie ; en dépit des sinistres prophéties colportées à la cour, on ne revit point les jours de Pougatchef. Aux yeux de la plupart des patriotes, les émeutes avortées des paysans prouvèrent seulement combien il eût été périlleux pour l’ordre public de tenter une émancipation sans terres comme le rêvaient la plupart des adversaires de Milutine.

Chez les propriétaires comme chez les paysans, les esprits, un instant violemment surexcités, retombaient bientôt dans leur calme, ou mieux dans leur apathie ordinaire[1]. Selon l’expression de Tcherkasski, la réforme prenait facilement racine dans la conscience du peuple comme dans celle de la noblesse. « On commence à comprendre, écrivait le prince, que le nouveau statut, tout insuffisant qu’il parût d’abord en face des exigences outrées des deux partis, est et sera le seul possible[2]. » La noblesse de province, éclairée par les faits, revenait peu à peu de ses appréhensions et de son antipathie pour les instigateurs de la réforme. Les propriétaires s’apercevaient, en la voyant mettre en pratique, qu’après tout cette charte du 19 février qui les expropriait partiellement, était moins révolutionnaire et moins ruineuse pour la noblesse qu’ils ne l’avaient craint d’abord. « Il me semble, écrivait le prince Tcherkasski à Milutine, dès le 7 mai 1861, que déjà les préventions contre nous commencent à tomber une à une ; les propriétaires les plus civilisés et les plus cultivés se rallient du moins à notre œuvre et acceptent franchement notre travail. » Une chose contribuait surtout à refroidir les colères des pomechtchiks et en retournait un grand nombre en les contraignant « à se raccrocher » à des

  1. A en croire Samarine (lettre à Milutine, du 17 août 1862) un grand nombre de propriétaires n’avaient même pas pris la peine de lire le nouveau statut d’où dépendait tout leur avenir avec celui des paysans. « Le croiriez-vous ? La majorité des propriétaires n’a pas seulement eu la curiosité de lire le pologénié et n’en connaît le contenu que par les récits de ses intendans ou de ses commis. »
  2. Lettre de Tcherkasski à Milutine, 23 juillet 1861.