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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/854

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règlemens tant honnis par eux : c’étaient les prétentions démesurées des anciens serfs « et la méfiance absolue de toute la population orthodoxe barbue à l’égard de ses maîtres de la veille »[1]. « La noblesse dut bon gré mal gré dire adieu à toutes ses illusions sur l’attachement de ses anciens serfs. » Sous ce rapport, les propriétaires qui se croyaient le plus sûrs de l’affection de leurs paysans éprouvèrent la plus grande déception. Les meilleurs ne rencontraient que suspicion et ingratitude[2]. En mainte région, les affranchis n’attendaient pas les délais légaux pour se regarder comme libérés de toute obligation envers le seigneur ; ils refusaient de travailler pour lui sans tenir compte de la période transitoire de deux années sagement imaginée par le législateur, afin de faciliter le passage d’un régime à l’autre[3]. Les nombreux propriétaires qui avaient espéré s’arranger sans peine à l’amiable avec leurs anciens serfs, ceux qui avaient reproché à Milutine et à la commission de rédaction d’avoir voulu tout réglementer législativement, éprouvaient une cruelle désillusion. « A l’heure qu’il est, mandait Tcherkasski à Milutine, tout le monde a pu se convaincre de l’injustice de nos adversaires dans leurs diatribes forcenées durant deux ans contre notre manie de tout réglementer. Les détails de la mise à exécution nous ont bien vengés ; figurez-vous qu’aujourd’hui on nous demande pourquoi tel ou tel cas n’a pas été prévu et décidé d’avance[4]. » Dans leur désarroi, maints propriétaires accusaient de négligence impardonnable ceux dont la veille encore on dénonçait comme ridicule la minutieuse prévoyance.

Malgré les doléances et les illusions souvent simultanées des deux parties, cette colossale opération, sans, égale dans l’histoire, s’accomplissait avec un ordre et une tranquillité qui déroutaient tous les prophètes de malheur. M. Guizot en exprimait son admiration à Milutine, alors de passage à Paris. Au lieu de s’écrouler avec

  1. Lettre de Tcherkasski à Milutine, 23 juillet 1861. Samarine, dans une lettre du 25 septembre, parle aussi de la méfiance des paysans pour toute chose et pour tout le monde ; il voit même dans cette méfiance qui leur faisait mettre en doute l’authenticité du manifeste impérial la principale raison des désordres survenus en certains districts.
  2. Tcherkasski, même lettre, 23 juillet.
  3. G. Samarine à Milutine, 25 septembre 1861.
  4. Lettre de Tcherkasski, du 23 juillet 1861. Le prince ajoutait : « Tout le monde est d’accord sur un point, c’est qu’il eût été impossible de se borner aux accords à l’amiable, sans règlemens administratifs. » Et plus loin, à propos des difficultés de sa mission d’arbitre de paix : « Où en serions-nous sans lois précises et définies ? Et que nous étions naïfs lorsque nous évitions de donner une trop grande extension aux accords à l’amiable, craignant que par là les intérêts du paysan ne fussent pas suffisamment garantis et qu’il se laissât duper ? La pratique prouverait plutôt le contraire. »