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En dépit de l’ignorance, de la mauvaise foi et de l’ingratitude obstinée du moujik, ses généreux amis se félicitaient ainsi d’avoir eu gain de cause sur les deux points les plus contestés dans cette longue lutte, sur la libre administration des communes de paysans comme sur les bis agraires qui aux anciens serfs de la glèbe avaient assuré la propriété d’une partie du sol.

Le temps, qui seul éprouve la valeur des institutions humaines, montrera jusqu’à quel point l’histoire doit ratifier la légitime satisfaction de ces nobles esprits. Toute œuvre humaine est imparfaite, comme le disait l’empereur Alexandre II aux membres de la commission de rédaction, en les remerciant de la tâche colossale qu’ils venaient d’accomplir[1]. Dans le cas présent, il était impossible de ne pas commettre d’erreurs, plus impossible encore de ne pas faire de victimes. Si l’émancipation n’a pas été exempte de toute faute, il serait injuste d’en rejeter l’entière responsabilité sur des hommes qui furent parfois contraints par leurs adversaires d’altérer leur œuvre contrairement à leurs vues[2], sur des hommes qui après avoir laborieusement rédigé et codifié des lois compliquées en durent abandonner l’application à d’autres mains. Une chose mise hors de doute par les faits, c’est qu’à l’heure où elle parut, cette charte d’émancipation tant critiquée des uns, tant admirée des autres, s’adaptait parfaitement aux mœurs et aux nécessités du pays, à ses habitudes, à ses préjugés si l’on veut. Autrement comment une telle transformation eût-elle pu s’accomplir d’une manière aussi aisée, aussi rapide, aussi pacifique, comment eût-elle pu durer et prendre racine en dépit de la disgrâce de ceux qui en avaient été les promoteurs ?

Les inquiétudes qui, à la veille de l’émancipation, obscurcissaient l’horizon russe devaient être dissipées en quelques mois comme des nuages légers. Ce n’était pas du côté du peuple, du côté de cette masse ignorante d’affranchis, dont on craignait tout d’avance, c’était du pôle opposé de la société, des classes civilisées, des villes, de la jeunesse, des assemblées de la noblesse qu’allaient surgir des difficultés et de pénibles complications en partie suscitées par

  1. Discours de l’empereur du 1er novembre 1860.
  2. Bien qu’il ne s’agit que de points secondaires, ces détails avaient parfois leur importance. J’ai entendu le prince Tcherkasski se plaindre de vive voix de ces altérations, et dans ses lettres comme dans celles de son ami Samarine se rencontre parfois un écho de ces regrets. Samarine, par exemple (lettre à N. Milutine du 25 septembre 1861), se plaint vivement de ce que le comte Panine eût réussi à faire réduire la moyenne des lots de cinq desiatines et demie à cinq, ce qui, selon Samarine, produisait. un fort mauvais effet sur les paysans. parce que cela réduisait d’ordinaire les terres dont ils jouissaient avant l’émancipation.