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fracas sous la loi qui en sapait la base, l’ancien régime avait tout à coup fondu, comme une maison de glace au soleil du printemps, selon la pittoresque expression empruntée par Samarine aux dégels du Nord[1].

Aussi, l’automne suivant, malgré le dur labeur auquel il s’était obscurément condamné dans la province comme arbitre de paix, G. Samarine entonnait-il une sorte de cantique de triomphe, de pieux Nunc dimittis.


« Samara, 11 novembre 1861[2].

« … Les lignes qui suivent s’adressent à Nicolas Alexèiévitch. Nous pouvons faire le signe de la croix et dire comme le bienheureux Siméon : Maintenant, Seigneur, tu laisseras ton serviteur partir en paix, etc. Nous n’avons point bâti sur le sable, mais nous avons creusé jusqu’au roc. Le statut (pologéniè) a fait son œuvre. Le peuple s’est redressé et s’est transformé. Aspect, démarche, parole, tout a changé chez lui[3]. Cela est acquis (dobyto), cela est impossible à supprimer et c’est là le principal. Dans leur lutte avec l’autre classe, les paysans font maintenant leur éducation civile. Nous autres, propriétaires, nous sommes la meule contre laquelle s’aiguise et se polit le peuple. Je ne dissimule pas que pour nous ce rôle est parfois pénible. — Entre les propriétaires et les arbitres de paix s’établissent aussi des rapports absolument nouveaux, sans aucun précédent dans toute notre administration. Cette semence a également germé à souhait.

« Pour avoir renvoyé la croix de Vladimir j’ai reçu, de la main même du comte Panine, une lettre de quatre pages qui a considérablement enrichi ma collection de curiosités. Je regrette que les dimensions vraiment paninéennes de cette épître ne me permettent pas de la joindre ici en appendice[4].

  1. « Enfin l’ancien régime a fondu sans laisser après lui d’irritation ni de traces malfaisantes. Nous le devons à cette insouciance, à cette bonhomie naturelle et aussi à cette paresse, à cette absence de ténacité qui caractérisent notre société. » (G. Samarine à Milutine, 9 août 1862.)
  2. Lettre adressée à Mme Milutine.
  3. Samarine répète ici, presque mot pour mot, ce qu’il écrivait à Milutine dans la lettre du 19 mai, citée plus haut. On sent que chez lui la principale préoccupation était de relever le moral du peuple, de lui rendre la dignité et la personnalité avec la conscience de son droit, et cela quelques désagrémens qu’il en pût résulter pour les hautes classes.
  4. Dans une autre lettre à N. Milutine (17 août 1862), Samarine répétait un peu plus tard : « Je ne suis pas optimiste, on m’accuse même souvent du contraire ; néanmoins je puis dire hardiment que nous avons cause gagnée et que le nouveau statut est sorti triomphant du choc avec la réalité. »