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chacun sait de quoi il s’agit, Je ne lui en fais pas un grief, mais un peu de précision ne saurait nuire. J’appelle donc objet de luxe toute chose qui ne répond pas à un premier besoin et qui, coûtant beaucoup d’argent et par suite de travail, n’est à la portée que du petit nombre. Une consommation de luxe est celle qui détruit le produit de beaucoup de journées de travail, sans apporter à celui qui la fait aucune satisfaction rationnelle[1]. Cette reine du bal déchire dans les tourbillons de la valse une jupe de dentelles qui vaut 10,000 francs : voilà l’équivalent de cinquante mille heures d’un labeur à crever les yeux anéanti en un moment. Et quel avantage en a-t-on retiré ?

La définition du luxe que je crois la meilleure contient en elle la condamnation du luxe. Il en résulte aussi qu’un objet sera de luxe à une époque et qu’il cessera de l’être à une autre, dès qu’on pourra se le procurer sans grande dépense. Comme le dit Roscher, qui a écrit à ce sujet de bons chapitres[2], il s’agit ici d’une notion toute relative. Chaque peuple et chaque âge considèrent comme superflu tout ce dont ils ont l’habitude de se passer. La chronique d’Hollinshed gémit sur le raffinement des Anglais de son temps (1577) qui introduisent partout des cheminées, au lieu de laisser la fumée chercher une issue par les fentes du toit, et qui remplacent les anciens vases de bois par la vaisselle de terre cuite ou même d’étain. Un autre auteur du même temps, Slaney, on Rural Expenditure, s’indigne de ce qu’on emploie pour les constructions du chêne au lieu de saule. « Jadis, s’écrie-t-il, les maisons étaient en bois de saule, mais les hommes étaient en chêne ; maintenant c’est le contraire. » Au moyen âge, le linge était si rare que des princesses offraient en cadeau à leur fiancé une chemise et que l’usage général était de se dépouiller même de ce premier vêtement pour se mettre au lit. Aujourd’hui ce serait le comble de la misère d’être réduit à s’en passer. Quand le coton à ramages et la mousseline venaient des Indes, les dames riches pouvaient seules les porter ; maintenant les ouvrières les dédaignent. Ainsi les progrès de la mécanique mettent de plus en plus d’objets à la portée du plus grand nombre. Mais la définition subsiste : Est luxe tout ce qui est en même temps superflu et cher.

M. Baudrillart fait une analyse à la fois profonde et fine des

  1. M. de Kératry nomme luxe a ce qui crée des besoins mensongers, exagère les besoins vrais, les détourne de leur but, établit une concurrence de prodigalité entre les citoyens, offre aux sens des satisfactions d’amour-propre qui enflent le cœur, mais ne le nourrissent pas et présente aux autres le tableau d’un bonheur auquel ils ne pourront atteindre. »
  2. Die Grundlagen der Nationalökonomie, IV, 2.