Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invente une coupe nouvelle, et de Paris à Shanghaï comme de Londres à San-Francisco, c’est à qui l’adoptera, mettant au rebut les vêtemens de l’an passé. Les maux que produisent ces variations de la mode sont de divers genres, et M. Baudrillart les fait ressortir par quelques citations bien choisies. Tout d’abord ils rendent les esprits frivoles et les détournent de ce qui devrait les occuper. « Ceux qui se piquent d’élégance sont obligés de se faire de leurs habits une occupation considérable et une étude qui ne sert pas assurément à leur élever l’esprit, ni à les rendre capables de grandes choses. » Voilà le mal moral. Voici le mal économique bien décrit par J. -B. Say : « La mode a le privilège d’user les choses avant qu’elles aient perdu leur utilité, souvent même avant qu’elles aient perdu leur fraîcheur ; elle multiplie les consommations et condamne ce qui est encore excellent, commode et joli à n’être plus bon à rien. Ainsi la rapide succession des modes appauvrit un état de ce qu’elle consomme et de ce qu’elle ne consomme pas. » Pour fabriquer une étoffe de soie, de laine ou de coton avec un dessin nouveau, il faut des frais de « premier établissement » des modèles, des cartons, des rouleaux d’impression ; que sais-je encore ? Ce qui ne se vend pas dans l’année devient un a solde » qui s’écoule au rabais. Certaines « dispositions » ne sont pas goûtées, restent pour compte et se cèdent à moitié prix. Toutes ces avances et ces pertes doivent, en somme, être couvertes par le total de la vente, sinon le fabricant ruiné cesserait de produire. Les changemens de la mode augmentent considérablement le prix de tous les objets auxquels ils s’appliquent.

Supposez comme autrefois un costume national invariable, la fabrication courante des étoffes qu’il emploierait se ferait à bien meilleur marché que celle de ces milliers de façons différentes que, chaque année, les modes du printemps et les modes de l’hiver font éclore. Eh quoi ! dira-t-on, vous voulez nous imposer une assommante monotonie et nous priver du piquant de la nouveauté ! Mais le meilleur emploi que l’humanité puisse faire du capital, de la science et du goût, est-ce donc de les mettre au service des marchandes de modes ? Les femmes n’ont-elles rien de mieux à faire que de combiner des toilettes nouvelles, d’en parler et de se les envier ? On peut concevoir des vêtemens qui seraient à la fois, suivant les saisons, les plus confortables et les plus élégans. L’hygiène et l’esthétique s’associeraient pour en décider l’étoffe, la coupe et les couleurs. Dès lors il faudrait s’y tenir. J’entends déjà qu’on s’écrie : Ah ! grands dieux ! pourquoi pas tout de suite la bure de la carmélite et la robe du capucin ? Remarquons d’abord que c’est une pensée profonde qui a imposé aux ordres religieux un costume qui depuis dix-huit siècles est resté le même. C’est le