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des moyens de produire ; ce qui est un superflu aujourd’hui ne le sera plus demain, si les progrès de la mécanique le mettent à la portée de tous. Toutefois, d’après moi, la distinction est toujours facile à faire : un objet vaut-il la peine que je prendrais et le temps que j’emploierais à le confectionner moi-même ? Si oui, ce n’est pas du luxe et j’ai raison de me le procurer ; mais si pour l’obtenir je détourne le travail humain d’une destination où il serait plus utile, j’ai tort. Je sacrifie le nécessaire au superflu. Je fais un mauvais usage de mes forces ou de celles de mes semblables.

M. Baudrillart intitule ainsi un de ses paragraphes : Le peu de développement des besoins : signe d’infériorité. Les besoins matériels en rapport avec le développement moral. Ceci est vrai au début des civilisations et cesse de l’être plus tard. Sous l’impulsion du besoin, l’homme se livre au travail, d’abord avec les outils les plus grossiers, un silex brut, un bâton durci au feu, une arête de poisson, un fragment d’os aiguisé en pointe, puis avec des instrumens en métal de plus en plus perfectionnés ; Bientôt, il coordonne des observations sur les forces naturelles. La technique et la science en naissent. Les relations sociales s’établissent, les mœurs deviennent plus douces. L’agriculture fait de l’ordre et de la paix l’intérêt de tous ceux qui s’y livrent. L’homme cesse d’être une variété des carnassiers, dont tout le temps se passe à chercher la proie, à la dévorer et à la digérer. Le loisir, résultat de la productivité plus grande du travail, lui ouvre les horizons de la vie intellectuelle et morale. Comme le dit parfaitement M. Baudrillart, « en modifiant les choses, c’est sa propre éducation que l’homme fait. Il ne les transforme jamais autant qu’il s’est transformé lui-même en y appliquant ses efforts libres et réfléchis. Le travail a fait un nouveau monde. Osons le dire, il a fait un nouvel homme. Allons plus loin encore : il a fait l’homme. Travailler, c’est se posséder. Travailler, c’est prévoir. Travailler, c’est connaître le rapport des moyens aux fins. Est-ce tout ? Non : c’est aussi s’engager aux autres hommes et demander qu’ils s’engagent de la même façon ; c’est la vraie société qui commence. Elle ira s’étendant peu à peu aux limites du monde par la communication des idées, par les échanges de ; services et de produits de tout genre. » Ce bel éloge du travail est complètement justifié tant qu’il s’applique à produire le nécessaire. Quand il est consacré à créer des inutilités, c’est un coupable gaspillage du temps, qui est l’étoffe de la vie et qui nous est donné pour des fins plus hautes ; c’est un vol fait à la culture de l’esprit et aux relations de sentimens avec la famille et avec l’humanité.

Le développement des besoins est si peu le signe du progrès de la civilisation que c’est aux époques de relâchement, de corruption et de décadence qu’ils se multiplient, et se raffinent le plus.