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L’empire romain nous en offre l’exemple et la preuve. Roscher a écrit une excellente page à ce sujet. C’est alors qu’on poursuit l’impossible, et que le luxe cherche dans ce qui est pervers le comble de la jouissance. Comme dit Sénèque de Caligula : Nihil tam efficere concupiscebat, quam quod posse effici negaretur. Hoc est luxuriœ propositum gaudere perversis. On veut faire violence à la nature. Tel empereur réunit Baies à Pouzzoles par un pont sur la mer, uniquement pour y faire passer son char triomphal. Tel autre fait abattre et élever des montagnes. Le comédien Æsopus offre à ses convives un plat de langues de perroquets qui avaient appris à parler : cela lui revint à 120,000 francs. Hortensius arrosait ses arbres de vin. Je n’insiste pas : ces insanités de la soif des jouissances sont suffisamment connues. Le développement du besoin est-il ici en rapport avec le développement moral ?

Les économistes, je le sais, et l’opinion à leur suite, mesurent d’ordinaire le degré de civilisation d’un pays à sa puissance productive. Si l’on arrive à aligner des milliards pour compter le nombre de kilogrammes de fer et de mètres de cotonnade fabriqués ou de marchandises exportées et importées, on considère que le but est atteint. Dans tel pays, les riches mettent l’univers entier à contribution pour orner leurs palais et pour couvrir leurs tables. Dans les cités, à l’éclat aveuglant du gaz, derrière les glaces des vitrines, flamboient les pierreries taillées, l’or ciselé et les soieries aux mille couleurs. Cependant un million de pauvres vivent officiellement d’aumônes, un tiers de la population est illettré, un autre tiers n’a pas le nécessaire, et il faut agrandir les prisons et proclamer la loi martiale. N’importe : ce pays est le plus civilisé de l’univers. Ailleurs on trouve de braves campagnards, propriétaires de leurs maisons et de leurs champs, se procurant par leur travail tout ce qui est indispensable. Nul ne manque d’un certain degré d’aisance et d’instruction. Mais on ne voit de luxe nulle part. Ce pays est considéré comme très arriéré. Voilà les jugemens habituels aujourd’hui. Je les crois superficiels, faux et même funestes, par les conséquences qu’ils produisent.

L’homme a une double vie, et par suite deux ordres de besoins : vie du corps, d’où besoins corporels ; vie de l’esprit, d’où besoins intellectuels. Celui qui vit plongé dans les sens, s’il commande, en vertu de la richesse ou du pouvoir, au travail de milliers d’hommes, n’hésitera pas à l’employer à satisfaire toutes ses fantaisies poussées jusqu’à la démence par la poursuite insatiable de la jouissance, lassata sed non satiata. Celui, au contraire, qui vit de l’esprit, n’aura guère de besoins matériels étira même jusqu’à négliger les plus essentiels. Vous aurez d’un côté Héliogabale ou, mieux encore, ce type de la sensualité et du luxe de la Rome impériale,