Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Molière. J’ai toujours été frappé de quelques mots de la Critique de l’École des femmes : c’est Uranie qui parle : « Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l’École des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle, et ce qui me parait assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout par un étourdi, qui est son rival, et par une innocente, qui est sa maîtresse, ne puisse avec tout cela éviter ce qui lui arrive. » Vous entendez bien. Il a de l’esprit et il est averti de tout. Son rival est une tête à l’évent et sa maîtresse est une péronnelle. Vous connaissez le dénoûment :

Il n’en est pas moins dupe, en sa maturité,
De la jeune innocente et du jeune éventé.


Je me tiens pour assuré que Molière ici, non plus qu’ailleurs, ne prétendait nullement philosopher. Cela fait-il qu’il ne philosophe ? Et dans la leçon qu’il nous donne me refuserez-vous le droit devoir l’une des plus mélancoliques satires qu’il y ait de l’inutilité des précautions humaines contre la force des instincts et contre la toute-puissance de la fortune ? Remarquez, en outre, que le Misanthrope, que Tartuffe, que l’Avare nous donnent la même leçon. Vous pouvez dire, il est vrai, qu’Harpagon et Tartuffe sont punis du crime et du vice par les inévitables conséquences du vice et du crime même. C’est leur iniquité qui retombe sur eux. Mais Arnolphe, mais Alceste, de quoi sont-ils coupables que d’avoir trop présumé d’eux-mêmes et de leur pouvoir a surmonter la nature ?

… Et sans doute ma flamme
De ces vices du temps saura purger son âme.


Voilà l’illusion dont Alceste est si cruellement puni ! Parmi tous les moyens qu’il y ait d’exciter le rire chez les hommes assemblés, celui qui consiste à montrer la disproportion dérisoire du rêve et de la réalité, du désir et de l’acte, de la puissance et de l’effet, des efforts et des résultats, est assurément l’un de ceux que Molière, dans ses grandes comédies, a le plus volontiers employé. Chose curieuse, digne au moins d’être notée ! ce moyen, ni Regnard, ni Le Sage, ni Beaumarchais n’ont osé le reprendre. Ils n’ont pas mis en scène le ridicule « qui a de l’esprit »[1]. Le vieillard du Légataire universel n’est qu’une ganache à côté d’Harpagon ou même d’Argan, et Bartholo, le Bartholo du Barbier, n’est qu’une bête auprès d’Arnolphe.

Je n’insiste pas. Il faudrait ici toucher à l’un des chapitres d’esthétique les plus obscurs qu’il y ait au monde. Ce n’est pas le chapitre des

  1. Je trouve même que c’est l’un des plus jolis tours de force de Beaumarchais que l’art exquis avec lequel il s’est ingénié à sauver du ridicule et de l’odieux l’Almaviva du Mariage de Figaro.