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chapeaux : c’est le chapitre de la psychologie du rire. Pourquoi, comment, et de quoi rions-nous ? Et tandis qu’il est si facile et si vite fait d’avoir dit pourquoi nous pleurons ; que de causes diverses et d’effets différens, que de degrés, que de nuances depuis le rire joyeux et perlé de l’amoureux en belle humeur jusqu’au rire désespéré, frénétique et tragique d’Oreste ! Bornons-nous donc à constater que certaines pièces de Molière, jointes à de certains aveux, éclairées à la lumière de certains détails qui nous sont parvenus, semblent autoriser une certaine manière de le jouer et que cette certaine manière est présentement en faveur au Théâtre-Français. C’est ainsi que M. Got joue, par parties du moins, — et j’ajouterais admirablement si je n’avais tout à l’heure une critique d’importance à lui soumettre, — l’Arnolphe de l’École des femmes. C’est ainsi que M. Delaunay voudrait jouer l’Alceste du Misanthrope et qu’il le jouerait, si le rôle était, comme on dit, dans ses cordes. C’est ainsi que, marchant d’un pas déjà ferme, autant du moins qu’on en puisse juger par une seule expérience, sur les traces de ses maîtres, un jeune homme, M. Leloir, nous jouait récemment l’Harpagon de l’Avare. Il y a quelque temps que je n’ai vu jouer Tartuffe et je n’en puis par conséquent rien dire de précis, mais je suis persuadé qu’il doit y avoir encore quelqu’un qui joue là Tartuffe au tragique. En un mot, je le répète, c’est maintenant la manière à la mode. On peut préférer sans doute une autre interprétation. Cependant si l’on y veut bien réfléchir, nul ne consentira que celle-ci soit tout à fait illégitime, et j’ajoute qu’elle est l’œuvre d’artistes qui se sont donné certainement la peine d’approfondir très avant leur Molière.

L’inconvénient de cette manière, — et le vrai point de la discussion, — c’est qu’on risque ainsi d’introduire dans les rôles de Molière beaucoup de choses qui n’étaient pas dans la pensée de Molière. C’est un danger. Mais nous en effraierons-nous beaucoup ? Oui et non. Non, parce qu’après tout le propre du génie, c’est de voir plus loin, plus distinctement et plus profondément qu’il ne croit voir lui-même. Depuis deux cents ans, les grands rôles de Molière se sont enrichis, et pour ainsi dire étoffés, non pas précisément, comme nous l’avons entendu soutenir, de ce que les fantaisies du comédien ou l’érudition des commentateurs ont cru pouvoir y faire entrer, mais de toutes les expériences individuelles que cinq ou six générations ont faites de leur éternelle vérité. Nous avons tous reconnu dans Tartuffe ou dans Célimène des traits dont nous pouvions vérifier à l’instant la justesse en promenant circulairement nos regards de l’avant-scène de droite à l’avant-scène de gauche, et dès là nous avons tous mis quelque chose, dans les personnages de Molière, — aussi peu que ce soit, mais quelque chose, — du Tartuffe de l’orchestre ou de la Célimène du balcon. Et oui, pourtant, d’autre part, nous nous effraierons du danger, parce qu’il semble que l’un doive d’abord au génie cette marque de respect et ce témoignage