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humeur parfaite et d’une parfaite noblesse, cela s’arrange aisément dans l’imagination d’un lecteur. À la scène, c’est peut-être autre chose. Et quand un comédien de génie y pourrait réussir, comme on ne peut pas imposer aux gens, sous prétexte qu’ils appartiennent à la Comédie-Française, l’obligation d’avoir du génie, la difficulté revient. Il semble impossible de prendre parti sur une unique interprétation de Molière, et décidément il s’en faut de beaucoup que la question soit aussi simple qu’elle pouvait paraître au premier abord. C’est qu’il en va pour les comédiens comme pour les artistes, peintres ou sculpteurs. Nous les jugeons trop vite, et nous ne prenons pas assez la peine d’entrer un peu avant dans les raisons de leur choix et les motifs de leur résolution.

Et ce n’est pas tout. Car voici peut-être encore une troisième manière d’interpréter Molière. Quand vous irez voir jouer l’École des femmes, vous pourrez remarquer que M. Got, comme nous le disions tout à l’heure, tourne presque au tragique toute une bonne part du rôle d’Arnolpph. Et subitement, au troisième acte, quand il s’assied et qu’il commence le fameux discours :


Je vous épouse, Agnès, et cent fois la journée
Vous devez bénir l’heur de votre destinée…


chargeant jusqu’à la caricature, ce sont des gestes, et des jeux de physionomie, et des intonations que je ne puis mieux comparer qu’à celles qui rendent M. Got si amusant dans la consultation du Médecin malgré lui. Tandis qu’au contraire, et quand pour dire ce discours au sérieux il n’y aurait d’autre raison que celle-ci, savoir qu’il suscita contre Molière les plus sottes calomnies et les plus véhémentes colères, c’en serait assez. Précisons encore davantage :


Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.


Il ne semble pas qu’il y ait deux manières de dire ou plutôt de lancer ces vers : les mots mêmes ici portent la voix, l’ampleur de la période elle seule suffirait d’indication : cependant M. Got désarticule cette période, il hache menu tous ces grands vers et, bien loin de se laisser emporter au crescendo du mouvement, il l’interrompt, presque à chaque hémistiche, de l’air, du geste, et du ton d’un homme qui chercherait des comparaisons et qui les placerait à l’aventure dans son discours, selon que le hasard et la fantaisie les lui suggèrent. Eh bien ! on dira ceci, on dira cela, mais je ne puis pas encore condamner