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d’admiration de le prendre pour ce qu’il s’est donné. Que voulait en effet Molière ? Il nous l’a dit lui-même : Faire rire les honnêtes gens. Je ne demande donc rien que de légitime, si je demande que ses interprètes règlent leur jeu sur cette parole ; qu’au lieu de faire saillir le drame dans la comédie de Molière, ils le repoussent au contraire dans la pénombre ; et qu’ils n’oublient jamais qu’ils ont affaire avec ce qu’on appelait en ce temps-là les honnêtes gens. L’autre soir, en regardant M. Delaunay suer et souffler dans Alceste, il me revenait à la mémoire une tradition du rôle. On raconte donc que Baron[1], dans la scène du sonnet, ne commençait à donner signe de véritable irritation et ne cessait de se contenir que sur ce vers d’Oronte :

Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?


et pour lancer la réplique :

Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.


C’était longtemps attendre, et le jeu de Baron devait être un peu froid. J’ignore d’ailleurs si la tradition est authentique : mais il me suffit que l’anecdote indique bien, avec un peu d’exagération, il est vrai, dans quel esprit de modération, de politesse et d’ironie contenue plutôt que de colère débordée le rôle du Misanthrope doit être composé. Voilà pour « les honnêtes gens. »

Il s’agit de les « faire rire. » Le meilleur moyen ne serait-il pas peut-être d’avoir l’air de n’y pas toucher, comme on disait jadis, et de s’en fier à la force comique des situations pour provoquer la gaîté des spectateurs ? Faut-il tant détailler Molière ? et comme on ferait Marivaux, — c’est-à-dire, car la remarque en vaut la peine, le seul de nos auteurs comiques qui ne doive rien ou presque rien à Molière ? — Je crains fort que ce ne soit trop souvent se méprendre sur le caractère de Molière :

Ce Molière est pressant, et veut, sans complaisance,
Que l’auteur s’accommode à son impatience,
Le traite à sa manière ; ..


et c’est à savoir, largement, « à grands traits non tâtés, » comme il le dit lui-même, et rondement, sans surcharger le rôle d’intentions ni broder le rôle de finesses où il ne se reconnaîtrait pas. Je crois que cette manière est la plus conforme à Molière. Et pourtant, quiconque dirait qu’elle est la seule bonne, on pourrait lui répondre qu’il sait assurément lire Molière, mais que le lire et le jouer sont deux choses. Unir ensemble la distinction et la rondeur, être à la fois d’une bonne

  1. Voyez, dans le Molière de la collection des Grands Écrivains, la notice de M. Mesnard sur le Misanthrope, t. V.