vue. Après comme avant 1815, ils persistaient à regarder comme polonaises et, à ce titre, comme destinées à rentrer dans le giron du nouveau royaume, la plus grande partie de ces provinces qui pendant des siècles étaient demeurées unies à la Pologne et où l’aristocratie reste encore aujourd’hui polonaise ou polonisée. Cette réunion qu’avant et après 1815 beaucoup d’entre eux avaient espérée de l’empereur Alexandre Ier, vers laquelle le petit-fils de Catherine II semble lui-même avoir plus d’une fois sincèrement incliné[1], les Polonais qui avaient cru y toucher en 1815, qui pour cette raison s’étaient en grand nombre franchement ralliés à la Russie, n’en voulaient pas encore désespérer en 1863. Pour les peuples comme pour les individus, alors même que la raison et l’intérêt semblent l’exiger, il est dur de se résigner à une sorte de déchéance qui paraît imméritée. En dépit de leur faiblesse vis-à-vis de leurs concurrens de Pétersbourg et de Moscou, les Polonais n’ont pas su, pour sauver leur nationalité dans la Pologne proprement dite, renoncer à la Lithuanie et à la Ruthénie du Dnieper et du Boug. Le fantôme de l’union de Lublin, dont leurs frères de Galicie ont, en 1869, célébré le troisième anniversaire séculaire, les a toujours hantés, et cette obsession leur a été fatale. Au lieu de reprendre la Lithuanie, ils ont perdu la Pologne. J’ai entendu raconter qu’au commencement de l’année 1863, avant l’insurrection, l’empereur Alexandre II, recevant un des chefs de l’aristocratie polonaise, lui avait demandé ce que pour la satisfaire il faudrait à la Pologne : « Sire, répondit le Polonais avec l’intrépidité ou l’imprudence fatale à ses compatriotes, la Pologne ne peut oublier ses frères de Lithuanie. — Monsieur, répliqua l’empereur, vous savez que ce n’est pas moi qui ai fait les partages de la Pologne, mais vous ne pouvez me demander le démembrement de la Russie. » L’empereur tint un langage fort analogue à Milutine.
Aux yeux de tous les Russes, comme aux yeux du souverain, les Polonais, en réclamant la Lithuanie, en insurgeant les provinces occidentales jusqu’à la Dvina et presque jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg, exigeaient le démembrement de la Russie et appelaient l’étranger à les aider à l’effectuer. C’est ce qui explique le rapide soulèvement de l’opinion contre la Pologne en 1863, et la violence du courant national qui, à l’époque même où la Russie
- ↑ Voyez, par exemple la correspondance d’Alexandre Ier et du prince Adam Czartoryski (lettre du 31 janvier 1811 entre autres), et dans la Russie et les Russes de Nicolas Tourguénef (tome Ier, appendice), un mémoire du diplomate Pozzo di Borgo et une lettre de l’historien Karamzine adressés également à l’empereur Alexandre II, le mémoire en 1814,la lettre en 1819, pour le dissuader de réunira la Pologne les provinces annexées à la Russie par Catherine II.