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deux pays. La Pologne avait beau sembler politiquement plus avancée que la Russie, il était malaisé au tsar d’accorder à ses sujets polonais des droits et libertés qu’il refusait à ses sujets russes. Aux yeux de ces derniers, c’eût été faire au pays conquis une situation privilégiée au milieu du pays conquérant. Le patriotisme ou l’amour-propre de Pétersbourg et de Moscou eussent difficilement toléré une anomalie pareille. Désormais la Pologne russe ne peut plus espérer de libertés et de constitution sans que la Russie soit tout entière appelée aux mêmes biens. « Comment, disait dans cet entretien l’empereur à Milutine, comment donner une constitution à des sujets en révolte et n’en pas accorder aux sujets soumis ? » Comme tsar russe, Alexandre II ne pouvait parler autrement. Pour avoir le droit de restituer aux Polonais une diète et une charte, il lui eût fallu convoquer le Zemskii sobor[1] à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Or, tout en faisant personnellement bon marché du pouvoir autocratique dont en ces dures années il sentait lourdement le poids, le tsar libérateur ne croyait pas le peuple russe, ce peuple en grande partie affranchi de la veille, mûr pour un tel changement de régime, et cela, il ne le disait pas seulement du peuple qu’il regardait, non sans raison, « comme le plus sûr élément d’ordre en Russie, » mais aussi des classes supérieures, qui ne lui paraissaient pas « avoir encore acquis le degré de culture nécessaire à un gouvernement représentatif. » Sur ce point encore, Nicolas Alexèiévitch n’avait pas de peine à s’entendre avec son maître. À l’inverse de beaucoup de ses contemporains et de ses amis, contrairement à l’avis alors hautement exprimé dans certains cercles et jusque dans les assemblées de la noblesse, N. Milutine regardait, en 1863, toute demande de constitution comme prématurée. Il pensait qu’avant d’aborder les réformes politiques, il fallait achever les réformes administratives, et pour dresser le pays à se régir lui-même, le mettre à l’apprentissage par le self-govern-ment local.

En examinant ainsi la question à Tsarsko, le maître et le sujet ne trouvaient aucun moyen de conciliation avec l’infortunée Pologne. Après l’insuccès du grand-duc Constantin et du marquis Wiélopolski, l’empereur, à la fois las et irrité des embarras et des périls qu’au dedans et au dehors lui suscitaient-les provinces polonaises, en était naturellement revenu à la politique opposée, à la politique d’assimilation et d’absorption qui, jusque-là, sous Nicolas même, n’avait jamais été sérieusement essayée, du moins aux bords de la Vistule. Et pourquoi le tsar s’adressait-il à Nicolas Milutine pour

  1. Assemblée plus ou moins analogue à nos anciens états-généraux.