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une pareille tâche ? Alexandre II ne lui dissimula, pas les raisons de son choix, et si inattendues qu’elles fussent dans la bouche impériale, ces raisons étaient plausibles et aisées à comprendre. Ce n’était pas seulement le manque d’hommes capables, le défaut d’hommes intègres qui, au dire même de l’empereur, ne s’était nulle part plus fait sentir que dans l’administration du royaume de Pologne, où tout contrôle était plus difficile qu’ailleurs ; ce qui avait fixé le choix du souverain sur Nicolas Alexéièvitch, c’était précisément sa réputation d’ami du peuple et de démocrate. Les aspirations démocratiques que la cour reprochait à Milutine, les instincts niveleurs que lui attribuaient ses ennemis et qui pour lui avaient été une cause de méfiance et un motif d’exclusion en Russie, devenaient subitement un titre de recommandation en Pologne.

Et comment cela ? Pourquoi ce qui semblait un défaut ou un vice sur la Neva devenait-il une qualité sur la Vistule ? Parce qu’en Pologne comme en Lithuanie, l’opposition au gouvernement du tsar venait surtout des hautes classes, de l’aristocratie, ou mieux de la schliachta, de la nombreuse et parfois indigente noblesse polonaise des campagnes et des villes ; parce que, aux yeux des Russes, en cela du reste fort sincères dans leur exagération même, la Pologne est essentiellement un pays aristocratique n’ayant jamais eu d’autre force ni d’autre raison d’être que son aristocratie, et que, pour triompher de sa résistance, c’était à la noblesse et à ses droits à demi féodaux qu’il fallait s’attaquer. La question ainsi posée, l’homme longtemps dénoncé à Pétersbourg comme l’ennemi systématique de la noblesse devait sembler à sa place à Varsovie. Il était pour ainsi dire désigné par la haine et les rancunes mêmes des gentilshommes moscovites ou des courtisans du Palais d’hiver.

Alexandre II ne le cacha pas à Milutine. L’empereur savait ce qu’il faisait en l’appelant à ce poste inattendu ; il n’y avait là, de la part du souverain, aucune contradiction. Ce choix, en apparence singulier, lui était en partie dicté par ses anciennes préventions mêmes. Alexandre II le confessa à Nicolas Alexéièvitch : ce qui avait attiré sur lui le choix impérial, c’étaient bien « ses principes démocratiques, ou s’il aimait mieux antiaristocratiques » qu’on lui avait tant reprochés. à la cour. Aux yeux du tsar, tout était fini entre l’aristocratie polonaise et le trône. Il croyait avoir en vain épuisé tous les moyens de la rallier, il se sentait obligé de rompre définitivement avec elle et de renoncer au système de concession inauguré par Alexandre Ier et repris en pure perte par le grand-duc Constantin et le marquis Wiélopolski. La Russie n’ayant en Pologne rien à espérer de la noblesse, c’était vers le peuple, vers, le paysan